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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

Saint-Louis le corps inanimé et rigide de Maître Jean.

— Nouvelle bien terrible, en effet. Je viens seulement d’apprendre sa mort.

Mélie regarda Flandrin avec des yeux tout ronds.

— La même nuit, expliqua de suite Flandrin, j’avais été sérieusement blessé dans un guet-apens. Voilà un mois que je garde le logis, et je sors aujourd’hui pour la première fois. Et ce fut la terrible nouvelle que j’ai apprise tout à l’heure quand je suis allé frappé à votre ancienne porte. Pauvre Maître Jean… je l’aimais bien !

— Et moi donc, Capitaine. Non, je ne saurai jamais pourquoi je ne suis pas tombée morte à la vue de ce pauvre cadavre.

— Mais dites-moi, Mélie, comme se fait-il que vous soyez dans cette maison ?

— Parce que — et merci Dieu ! — la fille de Maître Jean m’a prise à son service.

— La fille de Maîte Jean, dites-vous ?

Flandrin chancela.

— Oui, Capitaine. Elle n’aimait pas le pauvre logis de la rue Saint-Louis ; elle a acheté cette maison.

— Elle a acheté…

— D’une jeune femme blonde qui l’occupait avant nous… une très belle jeune femme dont je ne sais pas le nom.

Flandrin était sur le point de devenir fou. Et n’en apprenait-il pas suffisamment pour le chavirer tout à fait. Voyons ! voilà que « la fille de Maître Jean » qu’il ne connaissait pas, puisqu’il ignorait même que Maître Jean eût une fille… oui, voilà que cette fille de Maître Jean survenait tout à coup après la mort de son père et venait acheter la maison de sa maîtresse à lui, Flandrin !

— Et la fille de Maître Jean, est-elle jeune, blonde et belle ? interrogea Flandrin.

— Elle est jeune, belle et brune, Capitaine. Et elle est bien bonne aussi, bien pieuse, bien charitable. Une vraie sainte. Vous avez l’air tout tourné, Capitaine… Ah ! c’est vrai, comme moi, vous ignoriez que Maître Jean avait eu une fille de sa femme trépassée depuis bien des années, et une fille qu’il avait perdue vers l’âge de quinze ans.

Flandrin branlait la tête comme un idiot.

— Et elle n’est pas ici, la fille de Maître Jean ? demanda encore Flandrin.

— Elle est allée chez le notaire-royal pour terminer les affaires d’héritage de son pauvre père.

— Et l’autre jeune femme… celle qui avant vous habitait cette maison ?

— Elle est partie… je ne sais où.

Flandrin garda un moment le silence pour réfléchir. Puis il dit :

— Mélie, j’aimerais bien à connaître la fille de Maître Jean, et c’est pourquoi je reviendrai un autre jour. Oui, je reviendrai, Mélie…

Et il s’en alla vers son logis le cerveau tout bouleversé par les nouvelles inconcevables qu’il avait apprises.

Quand il fut chez lui, il se laissa choir dans un fauteuil et se mit à méditer longuement…

IV

OÙ FLANDRIN N’A PAS FINI D’EN APPRENDRE…


Il fut tiré de sa rêverie par l’entrée de son fils adoptif revenant du collège des Jésuites. L’écolier parut avec un visage grave. Une grande amertume paraissait creuser ses traits délicats. Il n’avait plus cet air serein et confiant qu’on lui avait connu jusqu’à ce jour. Flandrin vit de suite ce changement dans la physionomie du garçonnet, d’ailleurs il l’avait remarqué dans la matinée de ce jour quand il était allé au collège. Il mit cette tristesse sur le compte de sa femme qui avait abandonné Louison et son mari. Oui, Flandrin le savait : Louison souffrait autant, sinon plus, que son père adoptif de l’absence de celle qu’il avait aimée comme sa mère.

L’écolier, après avoir posé ses livres sur la table, s’était assis pour demeurer yeux baissés, la figure fermée, les mains posées sur ses genoux.

Flandrin le considéra avec attendrissement. Son cœur se serrait à la pensée seulement que cet enfant, de père et de mère inconnus, souffrait. Il le considérait avec attention, il le regardait comme il ne l’avait jamais regardé auparavant. Et, chose curieuse, pour la première fois il lui découvrait une singulière ressemblance avec l’image d’une autre personne… une jeune femme (non la sienne) dont il ne pouvait perdre le souvenir. Oui, les cheveux d’or de cet enfant, ressemblaient, à s’y méprendre, à d’autres cheveux d’or… ceux d’une jeune femme… et de cette jeune femme dont il avait, par d’étranges circonstances fait son amante. Et c’étaient encore les mêmes yeux profonds, la même délicatesse de traits, presque la même bouche. N’était-ce pas étonnant ?

Il n’en fallait pas davantage pour replonger Flandrin dans un abîme de pensées plus ou moins gaies.

La pendule sonna cinq heures.

Flandrin sursauta.

— Ah ! ah ! proféra-t-il, cinq heures déjà ! Le temps va vite, et demain je devrai partir…

— Où allez-vous, papa ? interrogea timidement l’écolier.

— Je ne sais pas, mon garçon. Je ne sais qu’une chose, je pars en voyage. Mais je ne serai pas longtemps absent. En tout cas, j’ai trouvé une brave femme qui aura soin du logis et qui te veillera comme une mère. Tu la connais bien, c’est la mère Babeux.

Le collégien garda le silence.

— Tu lui seras obéissant comme à moi, reprit Flandrin, et comme tu l’étais à ta mère.

— Ma mère ? fit Louison. Celle qui est partie ?

— Oui, hélas ! soupira Flandrin en baissant la tête. Oui, celle qui est partie…

— Pourquoi est-elle partie ?

— Je ne sais pas.

— Où est-elle allée ?

— Le sais-je davantage ? Elle est partie, voilà tout. Que Dieu la garde et la protège !

— Pourquoi ne m’a-t-elle pas emmené ?

— Pourquoi ? Ah ! est-ce que je peux savoir encore ? Je sais seulement qu’elle a emmené le petit… mon petit que j’aimais tant !