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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

reconnaît son père qu’elle n’a pas revu depuis quinze ans ! Oui, elle reconnaît son père dans ce bon vieillard qu’on appelait Maître Jean… Oh ! quelle aventure ! Si encore tout s’était borné là… mais non : voilà un adolescent qui survient, élève le falot qu’il porte et regarde l’horrible scène. Elle, la jeune femme, voit cet adolescent, et elle jette un cri retentissant et lui tend les bras… Saisi de peur l’adolescent a pris la fuite, comme le coquin qui allait la pendre s’est enfui à la vue de Maître Jean…

Ce tableau s’est précisé avec une terrible netteté dans la mémoire de la jeune femme. Elle est reprise par toute l’horreur qu’elle a ressentie cette nuit-là ! C’est pourquoi elle veut arracher de suite sa pensée à ces souvenirs qui la supplicient. À quoi bon, tout cela est passé… tout cela est fini, bien qu’un mois seulement se soit écoulé depuis le funeste événement. Et puis, qui sait ? si tout cela avait été un rêve ? Quoi qu’il soit, il importe d’oublier ! Il faut recommencer une vie nouvelle, car à trente ans il est toujours possible de refaire sa vie ! Et Lucie, en voulant se dégager de ces cruels souvenirs, revient à son insu à l’homme en noir qui a fait avec elle la partie de billard.

Mais voilà que ses traits assombris s’éclairent.

— Ah ! mais, voyons, se dit-elle, je veux savoir qui est cet inconnu, et j’oublie que je l’ai vu s’approcher de Flandrin pour lui parler d’une façon mystérieuse…

La jeune femme sourit, retrouve sa physionomie accoutumée et reprend sa grâce et sa beauté.

— Je saurai bien, ajoute-t-elle, tirer la vérité de Flandrin, puisque Flandrin est là dans la cave et en mon pouvoir.

Elle va à une console, y prend un candélabre à trois branches, en allume les bougies et se dirige vers une pièce voisine. Là, au milieu du plancher on peut voir le panneau d’une trappe avec son anneau de fer et son verrou. Elle tire le verrou, saisit l’anneau et soulève le panneau. Un escalier plonge dans un puits de ténèbres humides et qui sentent la moisissure. Elle descend pour s’arrêter sur les derniers degrés de l’escalier. Là, élevant son candélabre et promenant ses regards dans la cave elle ne voit personne. Elle appelle :

— Flandrin… es-tu là ?

Pas une voix ne répond à la sienne.

Elle s’émeut du silence sépulcral qui l’enveloppe. Elle descend tout à fait et pose son pied sur des bouts de planche qui ont été disposés pour éviter la boue du sol. Lucie parcourt la cave sans découvrir celui qu’elle désire voir. Il n’y a là que de vieilles barriques moisies. Flandrin n’y est pas… il n’y est plus ! Mais par où diable a-t-il pu sortir ?

De tous côtés la muraille est épaisse et solide, c’est une maçonnerie qui résisterait aux boulets de canon ! Et il n’y a pas un seul soupirail. L’unique issue est cette trappe, et, par surcroît de prudence, la trappe est munie d’un verrou. Une crainte superstitieuse empoigne la jeune femme, et vivement elle remonte là-haut. Dans sa crainte, sa déception, et avec cette idée qui pèse tant sur son esprit, la disparition mystérieuse de Flandrin. Lucie oublie de faire retomber le panneau de la trappe. Peut-être y pensera-t-elle dans un instant ? Non, pas davantage, car à ce moment précis résonne dans la porte d’entrée le lourd marteau de fer.

La jeune femme frémit… Mais elle a cette pensée terrible :

— Oh ! si vraiment Flandrin a pu s’échapper, je suis perdue ! Et dire que moi, qui voulais le perdre, je serai perdue par lui !

De nouveau le marteau heurte rudement la porte.

— Allons, tant pis ! se dit-elle. Puisque c’est la guerre, faisons la guerre et prenons-en tous les risques !

Sur ce, elle se dirige vivement vers la grande salle.

VIII

COMMENT LES MENDIANTS PEUVENT AVEC AVANTAGES QUELQUEFOIS SE MUER EN TRAFIQUANTS DE PELLETERIES.


Après avoir soufflé les bougies de son candélabre, elle murmura :

— Ce doit être ce mendiant qui vient me vendre ses pelleteries. C’est l’heure du rendez-vous que je lui ai assigné ici… il est deux heures précises.

À ce moment même la pendule de la salle tintait les deux coups de relevée.

Elle courut à un grand miroir. Les affaires lui faisaient oublier Flandrin. Devant le miroir elle put refaire son sourire, recomposer ses traits, chasser de son visage une expression dure qui s’y était fixée en revenant de la cave. Son masque devint charmant comme à l’ordinaire. Elle tripota sa haute coiffure d’or qu’elle avait par mégarde heurtée à une solive de la cave : la belle coiffure penchait un peu à la gauche, et Lucie de deux coups de doigts sut la rectifier. Tout allait donc bien, hormis une légère pâleur qui s’obstinait à voiler les rougeurs de son teint. Vivement la jeune femme plongea une main dans une poche intérieure de sa jupe… une poche fort habilement dissimulée dans un godet et qui paraissait profonde. De cette poche elle tira une petite boîte d’écaille presque pleine d’une poudre rosée. Elle mit de cette poudre sur un coin de son mouchoir et l’étendit sur son visage. L’effet fut magique : la pâleur disparut, et le rouge des joues revint aussi frais et aussi pur. Elle sourit. Enfin, elle arrangea la dentelle qui entourait le décolleté de son cou, toucha de l’index sa mouche à la tempe gauche, puis se contempla quelques secondes. Elle se trouva belle et séduisante, par conséquent elle pouvait recevoir sans avoir à rougir de sa personne, dût même un roi lui venir rendre visite.

Elle alla à la porte qu’elle ouvrit avec une lenteur étudiée. Mais là, elle tressaillit… elle ne parut pas reconnaître le visiteur qu’elle attendait.

— Madame, disait déjà celui-ci dans un langage choisi, après avoir enlevé un beau feutre noir emplumé et tandis qu’il se courbait en une révérence très profonde… Madame, j’espère que je ne vous ai pas fait attendre, pas même une