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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

bruit dans l’ombre et les herbes finit toujours par vous piquer et quelquefois vous empoisonner. Avec les reptiles on ne se sent en sûreté qu’une fois qu’ils ont été écrasés à mort. Donc, sachant cette femme libre, Flandrin ne pouvait se sentir très à l’aise, sachant surtout qu’elle avait déjà attenté à ses jours et qu’elle pouvait à tout instant recommencer. Ah oui ! quel tour de coquine ne pouvait-elle pas encore lui jouer à lui, Flandrin ! Elle avait l’art de se faufiler partout inaperçue, insoupçonnée. Son cerveau diabolique lui suggérait toutes espèces de moyens plus diaboliques encore pour tromper les autres et autant pour se tirer, elle, d’une mauvaise affaire. Par surcroît, elle avait pour l’appuyer et la seconder deux canailles de la plus mauvaise eau et dont il importait de se méfier sans cesse. C’est pourquoi Flandrin se jurait bien à la première occasion d’éventrer les canailles. Oui, mais c’est cette occasion qu’il fallait saisir, et Flandrin ignorait que les deux chenapans en question, Polyte et Zéphyr Savoyard, galopaient, à cette minute même sur la route de Québec porteurs d’une missive rédigée par Lucie et adressée à M. de Frontenac. Disons de suite que cette missive dénonçait le gouverneur Perrot comme un vil et clandestin trafiquant d’eau-de-vie et de pelleteries avec les Sauvages. Lucie n’avait-elle pas, en effet, surpris quatre Indiens ivres morts dans les sous-sols du gouverneur, et quatre Indiens à qui Perrot avait sans aucun doute extorqué quantité de pelleteries de valeur.

Une autre vision dans le cerveau de Flandrin venait se poser sur le même plan que celle de Lucie : c’était l’image de la fille de Maître Jean. Sans doute, Flandrin ne s’étonnait pas outre mesure de savoir la fille de Maître Jean en la cité de Ville-Marie. Mais là où l’étonnement naissait chez Flandrin, c’était de savoir ou de penser que la fille de Maître Jean habitait la même maison que Lucie. Il se demandait bien en vain par quel enchaînement de circonstances cette étonnante chose avait pu se produire.

Au bout du compte tout paraissait aller de mal en pis pour Flandrin. Depuis le matin il n’avait abouti à rien. Il avait été joué ou mystifié tout le jour. Le matin on lui avait demandé de surveiller quatre personnes, et il n’avait pu en surveiller aucune. Maintenant survenaient deux autres personnes, Lucie et cette fille de Maître Jean, à surveiller. La besogne se faisait de plus en plus formidable et difficile, et par quel bout l’attaquerait-il ?

— Je n’ai toujours pas le don ou la science d’ubiquité, se disait Flandrin. Je ne peux pas être ici et là en même temps, et il faudra bien que je prenne mes gens l’un après l’autre seulement. J’ai bien envie de commencer par la fille de Maître Jean, et ce soir même. Je veux en avoir le cœur net. Cette jeune femme me fait un curieux effet, même de loin. Elle m’attire malgré moi sans que je la connaisse mieux. Elle-même doit ignorer que j’existe, à moins que Mélie lui ait parlé de moi. Dans ce cas, j’aimerais bien à savoir ce qu’elle pense de ma personne. Ayant été un ami de son père, elle ne pourrait avoir à mon égard que des sentiments de sympathie. Oui, ce soir, à la nuit noire plutôt, j’irai…

Ceci décidé, Flandrin vit son souvenir faire un pas en arrière pour revenir à ce parchemin que lui, Flandrin avait signé par-devant notaire. La pensée de Flandrin ne paraissait pas encore bien stable dans cette affaire. Il se demandait toujours s’il avait bien agi ou non. Et puis, il subissait toujours aussi le contrecoup de la déception qui l’avait frappé en découvrant qu’il n’allait pas encore tâter son certificat de capitaine. Certes, il espérait bien gagner à la fin ses épaulettes auprès de Perrot. Tout de même, dût la chose se produire avec certitude, Flandrin aurait préféré être capitaine sous M. de Frontenac qui était bien plus grand seigneur que François Perrot. Enfin, on ne prend que ce que l’on peut attraper ! Et puis restait à Flandrin une satisfaction, celle de voir que sa vengeance commençait. Au fond, pour dire toute la vérité, Flandrin ne tenait plus beaucoup à se venger de M. de Frontenac. Il y avait trois autres personnages qui attisaient beaucoup plus sa rancune et c’étaient cette coquine de Lucie et ses deux acolytes. Et, en y pensant encore, Flandrin regrettait un peu d’avoir mis son nom sur ce parchemin qui dénonçait M. de Frontenac. Cela lui paraissait, en fin de compte, une bien piètre vengeance dont il tirait plus piètre satisfaction encore. Non, il n’était pas satisfait à cause même de l’inquiétude qui le rongeait. Qui sait, pensait-il, si M. de Frontenac, malgré la terrible coalition qui se formait contre lui, ne serait pas en dernier lieu le plus fort ? Flandrin n’était pas loin de le penser, et il était à craindre qu’un jour ou l’autre, de ce fait, une redoutable tuile ne lui tombât sur la tête.

Abrégeons en disant que notre ami passa plus d’une heure en compagnie de son assiette et de ses pensée. Puis, alourdi, il se leva pour quitter la salle. Il venait de décider d’aller rôder par les rues de la ville avant que fût venue l’heure de se rendre à la maison de Bizard.

Nous le laisserons aller à sa distraction pour revenir, nous, à Broussol, le mystérieux lieutenant de police.

XIII

COMMENT, EN CE TEMPS-LÀ, UN POLICIER POUVAIT CHANGER SAVAMMENT DE PHYSIONOMIE


Après avoir quitté l’auberge de la Coupe d’Or, le lieutenant de police avait gagné la rue Saint-Charles, à peu près à mi-chemin entre la rue Notre-Dame et la rue Saint-Jacques, et là il avait pénétré, tout comme chez lui, dans une petite maison d’assez pauvre apparence.

Il se trouva d’abord dans une petite antichambre meublée seulement de deux banquettes. Puis il poussa une porte intérieure et cette fois entra dans une large pièce qui pouvait passer pour un cabinet d’étude ou de travail. Le mobilier comprenait, avec quelques sièges, deux tables joliment encombrées de papiers toutes deux. À l’une de ces tables travaillait un jeune homme, vêtu de noir comme le lieutenant de police. Il écrivait rapidement et il paraissait pressé d’atteindre le bout de son travail. À l’entrée de