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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

en observant à la dérobée son interlocuteur, elle réfléchissait.

Le lieutenant de police poursuivit :

— Seriez-vous apparentée à cette demoiselle de la Pécherolle, bien que, à la vérité, cette demoiselle m’ait affirmé qu’elle ne se connaît aucun parent ou parente en Nouvelle-France et bien que — elle l’a juré — elle se sache l’unique et l’authentique demoiselle de la Pécherolle en Ville-Marie ?

Dans ce temps-là, parmi les gens qui exerçaient le métier de guerre et surtout depuis que Des Ormeaux, en 1660, avait si courageusement lutté contre les Indiens toujours en nombre bien supérieur aux Français, on se disait, avec un laconisme qui révélait tout l’héroïsme du peuple de la Nouvelle-France. « Se battre ou mourir ».

La jeune femme ne vit d’autre alternative, et, courageuse comme elle était, elle eut cette pensée et cette volonté. Elle s’écria avec une indignation qui n’était certainement pas jouée :

— Dites-moi donc, monsieur, à la fin, êtes-vous venu en mon logis pour vous moquer de moi ?

— Dieu me garde d’une telle offense, madame ! répliqua froidement le lieutenant de police. Je suis venu pour trouver le sens vrai d’une énigme.

— Je vous assure qu’il n’y a pas d’énigme dans mes actions ou mes paroles.

— Et moi je suis certain qu’il y avait énigme… Mais dès ce moment il n’y en a plus, puisque j’ai pu pénétrer l’énigme.

— Que dites-vous ?

— Je dis simplement la vérité, madame. Et la vérité est que vous n’êtes point Mademoiselle de la Pécherolle… que vous avez emprunté ce nom…

— Monsieur, qu’osez-vous…

— Veuillez m’excuser, madame, si je vous dis des choses un peu dures. Je vous prie de ne pas oublier que je suis le lieutenant de police et que j’ai des devoirs à remplir.

— Que voulez-vous de moi ?

— Peu de chose de vous-même. Je voulais approfondir un mystère.

Disons ici que le lieutenant de police n’avait plus son sourire. Il avait maintenant un masque grave et froid, et le ton de sa voix était rude et agressif. Jusqu’à ce moment l’homme avait paru jouer comme à cache-cache, mais on voyait à présent qu’il ne jouait plus. La jeune femme le comprit fort bien, et elle comprit mieux encore que là, plus que jamais, elle devait « se battre ou mourir ».

Le lieutenant de police poursuivait :

— Si donc vous n’êtes pas Mademoiselle de la Pécherolle, (ici il accentua chaque mot) vous devez être cette mystérieuse Lucie, trafiquante en pelleteries pour le compte de Son Excellence Monsieur de Frontenac…

La jeune femme bondit tout à fait hors de son fauteuil. Elle était terrible. Hautaine, furieuse et farouche, elle cria :

— Oh ! je vous prie de prendre garde, monsieur… Je vous prie de peser vos paroles…

— Je pèse tout, madame, ou plutôt j’ai tout pesé minutieusement. C’est pourquoi je vous prie, moi, de conserver votre calme et d’attendre, pour exhaler votre colère, que j’aie fini de m’expliquer. Je continue : mais si, d’un autre côté, vous n’êtes point cette Lucie, vous êtes à coup sûr Sévérine Cotonnier, fille unique de feu Maître Jean, ancien boulanger…

La jeune femme venait de chanceler pour retomber sur son fauteuil. Et là, comme frappée mortellement, elle avait murmuré d’une voix défaillante et d’une poitrine qui haletait :

— Oh ! vous qui parlez ainsi… qui êtes-vous ! qui êtes-vous !…

Broussol avait repris son sourire moqueur et cruel. Il répondit :

— Je vous l’ai dit, il me semble, deux ou trois fois, madame : je suis le lieutenant de police. Mais attendez, vous allez me comprendre plus clairement, et j’ajoute que, si vous n’êtes pas non plus Séverine Cotonnier, vous êtes sans l’ombre d’un doute l’épouse séparée de René Le Chêneau.

La jeune femme poussa un cri terrible et laissa tomber sa tête sur le dossier du fauteuil et ferma les yeux.

Le lieutenant de police ne perdit pas de temps : il bondit jusqu’à elle, lui posa les mains sur les épaules, la secoua rudement et, d’une voix sifflante, plus ironique que jamais, mordante au suprême degré, proféra :

— Voyons ! ne va pas mourir ainsi, Sévérine, ma chère femme !

Sa femme ?…

Elle s’agita violemment. Les dernières paroles du visiteur parurent agir sur ses nerfs comme un cordial énergique. Ses faibles forces physiques devinrent des forces redoutables. Elle ouvrit les yeux, releva sa tête, gronda, rugit, puis tendit désespérément bras et buste. Il sembla qu’un ressort puissant venait de se déclencher en elle. Elle se souleva brusquement, repoussa le lieutenant de police et se dressa devant lui comme une panthère prête à bondir et à dévorer.

Sa voix, alors, rugit :

— Ho !… c’est toi encore… c’est toi, Le Chêneau… et dans la peau d’un lieutenant de police cette fois !

— Enfin ! se mit à rire le lieutenant de police avec un méprisant sarcasme, vous daignez, madame, reconnaître votre mari !

— Assez de comédie, Le Chêneau, que veux-tu ?

Il ne répondit pas. Il continua, simplement :

— Tu reconnais enfin ce mari que tu as délaissé, dénigré et fait pendre à la potence de la rue Sault-au-Matelot, à Québec. Tu reconnais le gendre de feu Maître Jean, ton père. Tu reconnais René Le Chêneau. Oui, oui, je suis bien l’homme que tu vois. Comme toi, ma chérie, j’ai changé de nom : on m’appelle Broussol. Un pauvre nom, si tu veux, mais un nom qui va m’aider à compléter ma vengeance.

La jeune femme regardait le lieutenant de police d’yeux qui avaient envie de tuer, et en même temps sa main droite pressait cette poche de sa robe où elle avait mis un pistolet.

— Car, poursuivait le lieutenant de police, j’ai un droit incontestable à la vengeance. D’abord, ne m’as-tu pas fait souffrir assez dès l’année après notre mariage ? Je me le rappelle trop bien, c’est comme si la chose était d’hier. Tu ne finissais pas de me reprocher notre pauvreté