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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

chot se serait uni au lieutenant de police contre elle. Elle ne doutait pas qu’en une telle occurrence elle serait irrémédiablement perdue.

Heureusement pour elle, Pinchot, dans l’état d’ébahissement et de stupidité où il se trouvait momentanément, était incapable de reconnaître dans la fille de Maître Jean cette Lucie qui avait attenté à ses jours en une ruelle de la basse-ville de Québec. Disons encore que Pinchot se trouvait au comble de l’ahurissement, et, incapable de parler et même de penser, il continuait de regarder tour à tour la jeune femme et le lieutenant de police. Celui-ci mi fin à cet ahurissement en commandant de nouveau sur un ton autoritaire :

— Capitaine, je vous ordonne d’arrêter cette femme avec l’aide de mes deux gardes !

Flandrin put recouvrer, enfin, la faculté de parole.

— Ah ! ça, monsieur, pour qui me prenez-vous ? s’écria-t-il en retrouvant sa physionomie terrible de tout à l’heure. Suis-je votre serviteur et votre sbire ? Pensez-vous que Flandrin Pinchot se prête comme ça à l’arrestation des jeunes filles honnêtes et respectables ? Me prenez-vous pour un malfaiteur, un égorgeur, un meurtrier ?

— Vous êtes sous mes ordres et vous me devez obéissance, quoi que j’ordonne ! répliqua durement le lieutenant de police.

— Ha ! ha ! quelle bonne farce ! Monsieur, vous me faites rire malgré moi !

Pinchot riait déjà comme un fou ; néanmoins il n’avait garde d’oublier qu’il y avait là une jeune et jolie femme à défendre et protéger contre les entreprises de quelque imposteur de haute envergure. De sorte qu’il gardait toujours sa rapière à la main, et cette rapière, il faut le penser, suffisait à intimider les deux gardes et, peut-être aussi, le lieutenant de police lui-même.

La colère fit trembler celui-ci.

— Si vous riez à présent, reprit-il sur un ton concentré, prenez garde de pleurer plus tard, Capitaine. Voyons ! obéissez…

— Ah ! dites donc, à la fin, monsieur, cria Pinchot que la menace de l’autre échauffait soudain, allez-vous me dire auparavant qui vous êtes ?

Au fait, le lieutenant de police oubliait qu’il était métamorphosé et que Pinchot ne le reconnaissait pas. Il ébaucha un sourire et répondit :

— Je comprends, Capitaine, que vous ne me reconnaissez pas… Je suis le lieutenant de police !

Pinchot demeura bouche ouverte et les sourcils en accents circonflexes.

— Ne me reconnaissez-vous point ? demanda encore le lieutenant.

— Sang-de-bœuf ! monsieur, gronda Pinchot, avouez que vous vous métamorphosez mieux qu’un acteur-tragédien de Sa Majesté. Oui, oui, je vous reconnais bien maintenant. Que ne m’avez-vous appris de suite que vous faisiez ce soir la mascarade !

— C’est bon, laissons cela de côté. Et puisque vous me reconnaissez et savez qui je suis et, surtout, qui je représente, arrêtez cette femme. Vous n’ignorez point que l’ordre en a été donné par Son Excellence.

— Mais cette femme… fit Pinchot, surpris et hésitant… S’il hésitait, c’est pour la raison qu’il prenait la jeune femme pour une jeune fille et, surtout, pour la fille de Maître Jean. Sans doute, la jeune femme était bien la fille de feu Maître Jean, mais elle n’était pas ce que Flandrin la croyait, c’est-à-dire une jeune fille toute pure encore et que les liens matrimoniaux n’avaient pas effleurée.

Le lieutenant de police crut éclaircir la situation en expliquant :

— Cette femme, capitaine, sachez-le, est Mademoiselle de la Pécherolle !

Pour la seconde fois Pinchot éclata de rire.

— Voyons ! monsieur, vous n’allez pas, j’espère, me faire avaler un serpent pour une couleuvre. Vous vous trompez certainement sur l’identité de mademoiselle.

— Demandez-le-lui !

— Capitaine, intervint ici la jeune femme avec une belle audace, n’écoutez pas cet homme, c’est un imposteur. Moi, je suis celle que vous savez et ne suis nulle autre. Mais lui, qui ose se dire et se faire passer pour le lieutenant de police, est un menteur. Il est venu ici, me trouvant belle, pour me séduire ; mais j’ai su l’écarter. Il a insisté et a voulu user de violence, j’ai déchargé sur lui ce pistolet pour protéger mon honneur…

— Oui, mais vous l’avez manqué, mademoiselle, et c’est dommage. Soyez tranquille, je ne le manquerai pas, moi. Je vais vous fournir une consolation qui en vaut bien une autre, vous allez voir.

Et Flandrin tourna des yeux effrayants sur le lieutenant de police pour ajouter :

— Monsieur, qui que vous soyez, allez-vous-en ! Allez-vous-en avec vos gardes, et, sang-de-bœuf ! ne prenez pas trop votre temps ! Moi, c’est décidé, je protège cette jeune femme… je la défends jusqu’à la mort !

Pour appuyer plus fortement ce qu’il venait de déclarer, Pinchot se plaça entre la jeune femme et le lieutenant de police et pointa sa rapière d’une façon menaçante.

Le lieutenant de police dut comprendre qu’il ne pouvait gagner la partie contre le terrible batailleur. Il sourit et dit avec un mépris insultant :

— C’est bon, capitaine… J’oubliais que vous défendez votre maîtresse… une ribaude… une…

— Silence ! hurla Pinchot. Hors d’ici, insulteur !

Il se rua contre le lieutenant de police et de sa main gauche le souffleta durement… si rudement que l’autre faillit perdre l’équilibre.

— Gardes ! cria le lieutenant de police avec rage… une rapière !

L’ordre était inutile : les gardes, croyant que Pinchot allait les pourfendre ou les perforer d’outre en outre, s’étalent jetés dehors et se sauvaient déjà vers la ville.

La scène était typique. Pinchot riait « à plein ventre » de voir les gardes s’esbigner avec la frousse aux talons. La jeune femme souriait avec un triomphe sans nom, mais auquel se joignait une mordante ironie, en considérant le lieutenant de police, son mari. Quant à ce dernier, il faut bien avouer qu’il grimaçait de rage et de honte ; et ses yeux, comme égarés, avaient