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L’HOMME AUX DEUX VISAGES

— Seigneur du Ciel ! est-il possible que je voie là la Chouette… la femme de Flandrin Pinchot ?

Oui, c’était la femme de Pinchot, et elle, non sans plaisir, reconnaissait du pays de Québec, le père Brimbalon à qui, assez souvent, elle avait donné l’aumône.

— Ah ! ça, vous m’avez donc reconnue, père Brimbalon ? Mais comment se fait-il que vous soyez en Ville-Marie ?

— Oh !… des affaires, Chouette, des affaires seulement. Et si tu me vois en un lieu qui… je te le dis à l’oreille pour que personne n’entende… n’a pas bien bien l’air de te convenir, à moins que… c’est que, vois-tu, je cherche ce faquin de batelier qui m’a amené de Québec. Ne l’aurais-tu pas vu par hasard cet animal-là ?

— Je sais qui vous voulez dire, père Brimbalon, répondit la jeune femme devenue soudainement confuse à l’allusion du mendiant. Ce batelier que vous cherchez est à l’autre bout et plus ivre qu’un sauvage. Tenez ! jugez vous-même : il dort sous une table là-bas,

— S’il en est ainsi, il est peu propre pour mettre à la voile. Tant pis ! j’attendrai qu’il se soit vidé le bidon. Et puis, à propos, Chouette, dis-moi donc… n’as-tu pas revu ton Flandrin de mari ?

À cette question inattendue, la jeune femme perdit son sourire, pâlit et se troubla visiblement. Heureusement pour elle, des clients, plus loin, la tirèrent de son embarras en l’appelant à eux.

— Excusez-moi, dit-elle vivement, on me réclame par là, père Brimbalon. Je reviendrai…

— Je le souhaite bien, Chouette, car, pardi ! j’aimerais bien à te dire deux ou trois mots de ma part…

— C’est bon, c’est bon, je reviendrai tantôt…

Elle s’éloigna.

La servante à « visage pâle » avait apporté l’eau-de-vie commandée au mendiant et à son ami, et maintenant tous deux buvaient en silence. Brimbalon suivait des yeux la vive et accorte silhouette de la femme de Flandrin. Elle, allait çà et là, servant les uns, disant en posant un bon mot aux autres, et faisait tous ses efforts pour mettre de son côté la clientèle et, par là, satisfaire le patron. Au reste, il était facile de voir qu’elle n’était pas le moins du monde détestée… si peu détestée, que de sombres buveurs, ayant peu à peu tourné au gris, tentaient de lui pincer tantôt une jambe, tantôt la hanche, et, souvent, le bras… Mais, honnête, la Chouette avait tôt fait de remettre l’impertinent ou l’audacieux dans son assiette.

Une vingtaine de minutes s’écoulèrent. La Chouette profita d’un moment où personne ne requérait ses services pour revenir au mendiant.

— Bon, bon, Chouette, dit le vieux, je suis bien content de pouvoir te jaser quelque chose. Vois-tu, je ne cesse de me demander comment il peut se faire que tu te sois mise dans ce métier et surtout dans une taverne comme celle-ci. C’est bien simple, je ne peux quasiment pas le croire…

— Je me doute bien, père Brimbalon, que vous êtes porté à mal penser de moi. Pourtant, je peux vous jurer que je ne suis pas déchue. Que voulez-vous, il faut bien gagner sa vie, et l’on n’a pas toujours le choix. Faut penser aussi que j’ai mon petit à faire vivre.

— Tiens ! ton petit… c’est vrai. Où est-il donc ton petit ?

— Là-haut. Il dort le pauvre petit… il dort comme un petit ange.

Des larmes mouillèrent les cils de ses yeux, et l’une d’elles, quoique contenue, roula rapidement sur la joue rouge de la jeune femme.

Brimbalon se sentit ému.

— Mais dis-moi encore. Chouette, reprit-il, pourquoi tu as fait la folie de laisser ton mari… un bon garçon pourtant ?

— Ah ! oui, la folie… Dites donc plutôt la bêtise que j’ai faite. Oh ! je le regrette bien, mais c’est trop tard…

— Trop tard ? Mais non, mais non…

— Flandrin ne voudra plus de moi.

— Flandrin ? Mais oui, mais oui…

— Vous pensez ?

— Ah ! ça, Chouette, pensez-y donc, tu as failli le tuer ce pauvre Flandrin ! Veux-tu savoir une chose ? S’il te trouvait ici, il t’emporterait bien vite. Non, non, Chouette, crois-en un vieux comme moi, ce n’est pas ta place ici !

— Je sais bien, mais je ne peux pas faire autrement. Je vous assure que ce n’est pas facile de se placer quand on a un petit avec soi. C’est ici la seule place que j’ai pu trouver, et encore je ne gagne à peu près que ma nourriture. En supposant que je voudrais retourner chez Flandrin, avec quoi pourrais-je payer mon voyage ? Je n’ai rien rien…

— Tu aimerais donc à revenir à Québec et chez ton Flandrin ?

— Oh ! oui, si je savais seulement qu’il me pardonnera.

— Moi je suis sûr qu’il te pardonnera. Et sais-tu qu’en revenant tu le rendrais fou de joie ? Tiens, écoute : je suis pauvre, mais j’ai bon cœur et je n’oublie pas que ton mari a toujours eu la main large avec moi. Voici mon conseil : tu vas prendre ton petit et quitter cette boutique d’ivrognes, je t’emmènerai à Québec avec moi. Je connais une auberge honnête et tranquille où tu passeras la nuit. Demain matin nous filerons avec mon batelier et ça ne te coûtera pas un sou.

— Oh ! père Brimbalon, s’écria la jeune femme avec joie et reconnaissance, si vous faites comme vous dites je vous aimerai bien.

— Je vais faire comme je dis et tout de suite. Va prévenir ton patron, chercher ton petit, et filons !

— Oh ! non, je ne préviendrai pas le patron qui m’empêcherait peut-être de partir. Je vais essayer de m’éclipser à son insu.

Le moment était propice : le patron et sa femme étaient à ce moment fort occupés à l’autre extrémité de la salle. On les distinguait à peine dans la lumière rougeâtre des lampes fumeuses. Dans un angle, près de l’endroit où se tenait la jeune femme, se dressait l’escalier qui conduisait en haut et cet escalier était à peine visible. Pour peu que la jeune femme y mit un peu de rapidité, elle aurait le temps de grimper là-haut pour y prendre son petit, redescendre