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la belle de carillon

peur d’apprendre qu’il n’y avait pour lui nul espoir. Et cette peur lui suggéra de changer le sujet de conversation. Il dit, la voix mal sûre, presque tremblante :

— Mademoiselle, voulez-vous me permettre de vous poser une question ?

— Certainement.

— Je voulais vous demander, depuis un moment, s’il est vrai que vous deviez regagner Montréal le lendemain des funérailles de votre père ?

— C’est très vrai. Mais voilà qu’est survenue tout à coup cette affaire de mariage, ou, plutôt, de fiançailles qui a retardé notre départ. Ah ! je vous l’annonce de suite : nous partirons demain. Monsieur de Montcalm a mis à notre disposition un petit navire à bord duquel nous remonterons le Lac Champlain. De là à Montréal, à moins de trouver un véhicule plus confortable, nous voyagerons en charrette. Mais je reviens à ce que je vous disais… à ces fiançailles que ma mère veut faire ce soir.

— Ce soir !… fit Valmont dans un souffle oppressé.

— Oui, ce soir… Et peut-être, à l’heure présente, seraient-elles faites, consommées, si je ne m’étais pas échappée du fort.

Elle se mit à rire doucement en considérant le visage altéré de Valmont. Et son rire résonnait avec un quelque chose de malicieux ou de taquin. Quoi ! avait-elle deviné le secret du capitaine ? Oh ! c’est que les femmes, souvent, dans les affaires de cœur voient plus loin, ou, mieux, plus profondément que les hommes. Même la jeune fille qui ne fait que de s’exercer aux jeux de l’amour, elle pénètre un cœur d’homme avant que le sien n’ait été scruté, et elle se dit avec assurance : celui-là m’aime ! Si elle n’affirme pas toujours au présent, elle se rattrape au futur : il m’aimera ! Isabelle, avec la sagacité qui semblait orner son esprit, avait dû lire au fond du cœur de Valmont, et, à cette minute, elle pouvait se dire peut-être : il m’aime ! Et son rire était aussi heureux, et la joie du rire, la confiance qu’elle manifestait à l’égard de ce jeune homme qui lui était encore un étranger, son abandon, tout semblait prouver qu’Isabelle avait deviné la vérité. Elle demanda en voyant le capitaine demeurer silencieux :

— Dois-je penser que vous désapprouvez ma conduite ?

— Oui, je pense que vous avez eu tort, répondit Valmont en essayant de retrouver son calme.

— Oh ! s’écria Isabelle avec une certaine confusion et peut-être avec une grande déception, est-il possible, Capitaine, que vous me blâmiez ?

— Non que je veuille vous blâmer, Mademoiselle ; mais je comprends que vous aurez causé un grand chagrin à votre mère et un terrible désappointement…

— À mon futur ?… C’est vrai que j’ai bien pensé à tout cela. Ah ! à propos, voulez-vous savoir quel est mon futur… celui qu’on me destine pour mari ?… Votre ami, le Capitaine d’Altarez…

Valmont s’attendait un peu à ce nom, et il ne se troubla pas. D’ailleurs, il avait réussi à reprendre tout son sang-froid, à imposer le silence aux voix de son cœur. Il répondit avec assurance et un grand accent de sincérité qui impressionna Isabelle :

— D’Altarez, mademoiselle, est un brave garçon, un excellent gentilhomme, et riche, jeune, joli… Je vous félicite de tout cœur.

Isabelle ne riait plus, elle ne souriait même pas. Elle était devenue très grave, presque chagrine.

— Monsieur le Capitaine, dit-elle, vous ne me comprenez pas, car si vous m’aviez comprise, vous ne m’auriez pas félicitée pour ce dont je ne me félicite pas moi-même. Eh bien ! apprenez que je n’aime pas Monsieur d’Altarez, et vous m’aurez comprise après !

— Mais lui, Mademoiselle, il vous aime peut-être… ardemment même !

— C’est vrai, il m’aime… il m’aime beaucoup. Voilà bien ce qui me peine. Car j’ai pour lui une certaine estime, mais cette estime ne me paraît pas suffisante pour que je consente à unir pour toujours ma destinée à la sienne. Je ne me sens pas pour lui d’amour… c’est-à-dire ce sentiment intime qui me porterait, sans regret, sans crainte, à me donner à lui avec confiance, avec bonheur. Sans cet amour, Monsieur, pourrai-je être heureuse avec lui, sera-t-il heureux avec moi ? Je ne le crois pas.

— C’est vrai, soupira Valmont, il ne saurait y avoir de bonheur ni pour vous ni pour lui.

— Ah ! je suis contente de vous entendre parler ainsi. Et à présent il ne m’en coû-