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la belle de carillon

diens… seize heures de soleil dans l’abatis, et pas un grognement de mauvaise humeur… Mais des bons mots, mais des chansons, mais surtout de la besogne, allez voir ça ! Et vous autres, regardez vos petites mains de femmes qui s’attifent ! Ah ! dites donc, à quoi ont servi ces mains ? À vous tripoter en fignolage ? À vous caresser l’imberbe menton ? Oui, j’admets que vous vous battez bien, des fois, mais eux aussi les Canadiens, eux surtout ! Qui donc ce matin a cogné les premiers Anglais ? Vous autres ? Non ! Mais nous et les Canadiens. Aux premiers coups de feu on se coule vers la forêt. Valmont l’a commandé. Lui en tête, les autres ensuite. Et bredi-breda, pan ! pan ! pan !… Et après ça, est-on des couards ? Et vous verrez demain, foi de Bertachou ! Oui, c’est moi qui vous le dis, il y aura de la cogne et de la claque, et les Canadiens ne seront pas les derniers ! Ni leur capitaine Valmont, ni leur lieutenant Bertachou… Crac ! Approuvez, mes poulets, sinon je vous embroche un par un de cette rapière que voici, et malheur, sacrediable ! à qui dira que Bertachou ne vaut pas son homme ! Allez-y, tas de fripons… je flambe…

Échauffé par l’eau-de-vie et ses propres paroles, Bertachou de sa rapière décrivait de terribles moulinets. Prudemment les jeunes sous-officiers mirent deux tables entre le fougueux lieutenant et eux.

Plus loin, le cantinier et Patte-de-Bois assistaient à cette scène amusés et inquiets en même temps. Bertachou, dans sa colère pouvait faire une affreuse boucherie.

— Voyons, tas de canardeaux, hurla le lieutenant, qui frotte le premier ?

— Moi ! proféra tout à coup une voix résolue à l’entrée de la cantine.

Bertachou pivota, fit entendre un grondement féroce, puis, surpris, murmura seulement :

— Lui, sacrediable !…

Un jeune officier s’approchait, l’épée nue à la main… c’était d’Altarez !

— J’ai une revanche à prendre, Bertachou, dit le jeune capitaine.

— Elle est à vous, Monsieur ! répondit, troublé, le lieutenant.

— En ce cas, pare celle-ci !

Et rapide comme la pensée d’Altarez poussa à Bertachou une botte terrible. Et Bertachou qui n’était pas en garde !… Les spectateurs de cette étrange scène crurent, sur la seconde, que l’épée du jeune capitaine des Grenadiers allait s’enfoncer tout entière dans la poitrine de Bertachou. Il n’en fut rien… La rapière de Bertachou avait relevé l’épée de d’Altarez.

Il y eut un moment d’indicible surprise chez ce dernier comme chez ceux qui assistaient à ce duel inattendu.

Mais aussitôt, chargeant avec une furie terrible, d’Altarez porta successivement dix coups mortels à son adversaire… Mais les coups ne portaient point : chaque fois que l’épée du jeune capitaine allait toucher, la rapière de Bertachou faisait obstacle.

— Ah ! ah ! se mit à rire le lieutenant qui était revenu de la stupeur que lui avait causée l’arrivée de d’Altarez… ah ! ah ! monsieur d’Altarez, on a donc changé de bimbelot ? Au juste, ça vous va mieux cette épée que ce… Ah ! au fait, Monsieur d’Altarez, je vous demande pardon de vous avoir mal jugé hier…

— À quel propos ? demanda d’Altarez, surpris.

— Je vous ai cru soûl, ou tout au moins fort ivre !

— Ensuite ?

— Eh bien ! est-ce que je savais, moi, qu’il y avait poulette qui piaillait entre vous et le capitaine ?

— Silence, misérable ! Pare encore…

— Je pare, Capitaine, je pare.

Et tout en se tenant sur la défensive contre les furieuses attaques de d’Altarez, Bertachou, gouailleur, poursuivait :

— Savez-vous que vous vous êtes mal flambé en croyant que le capitaine était votre rival ? Vos lucarnes voyaient certainement trouble. Quoi ! est-ce que le capitaine peut donner dans les minauderies d’une belle ?

— Tu ne sais pas ce que tu dis ! gronda d’Altarez en attaquant, si possible, avec plus de fureur.

— Vous allez voir… répliqua simplement Bertachou.

Mais d’Altarez, pas plus que les spectateurs du combat, n’y vit goutte ; la rapière de Bertachou se mit tout à coup à esquisser de rapides et vertigineux zigzags qui effarèrent tout à fait d’Altarez, puis tout à coup encore le jeune capitaine sentit son épée lui échapper… La lame alla tomber à quelques pas plus loin.