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Page:Féron - La besace d'amour, 1925.djvu/17

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LA BESACE D’AMOUR

barqué à Québec le 13 de ce mois ! Peu connu encore en Nouvelle-France, parti le 19 pour Montréal, de retour aujourd’hui même ! Pas une côte de cassée ! Mon mouron solide encore sur ses quatre tiges… voyez ! Hé ! mouron… Il fit un geste à son cheval qui se mit à hennir joyeusement.

Et Flambard ajouta :

— Messieurs, mon meilleur ami ! Cadeau fait au sieur Laurent-Martin Flambard par le prince Hindou, Hadja Hanna, voilà !

Il se mit à rire bruyamment, pivota sur ses talons, aperçut le père Vaucourt, qui le regardait avec des yeux émerveillés et dit :

— Connu… Voyons ! Il posa un index long et souple sur son large front, fronça le sourcil très noir qui abritait son regard perçant, médita une seconde, releva la tête, sourit et reprit : Oui, père Vaucourt… Et la santé ? Bonne ? Excellente ? Bien, bien ! Mais dites-moi que vous voulaient donc ces trois marauds ?

— Marauds !

Ce cri fut jeté avec indignation par les trois gardes qui s’avancèrent sur le gaillard, l’épée haute.

Mal leur en prit : aussi rapide que l’éclair, le grand diable bondit, se courba, rampa une demi-seconde, rejaillit, saisit un garde de ses mains nerveuses, lui arracha son épée, et de cette épée attaqua les deux autres gardes.

La passe ne dura que ce que peut un souffle : les lames des deux gardes sautèrent de leurs mains…

Flambard éclata d’un rire énorme.

Les trois gardes, joliment déconfits, s’empressèrent de sortir de l’auberge, la menace à la bouche et la rage au cœur.

Alors l’aubergiste quitta son comptoir, se précipita sur Flambard, le saisit au collet, le secoua comme une plume et dit, étouffé de fureur :

— Misérable ! ce sont les gardes de monsieur l’Intendant… Et tu vas me faire chasser comme un chien… tu vas me faire jeter en pâture à ses cochons !

— En vérité, à ces trois cochons qui viennent de sortir ? Et Flambard se mit à rire follement.

— Ah ! tu ris ? grinça le colosse-aubergiste, attends un peu ! Il souleva Flambard, qui continuait de rire, le souleva à près d’un mètre de terre, le porta à la porte et sur la véranda. Une fois là, il s’arc-bouta et s’apprêta à le jeter à la rue comme on pourrait jeter une mauvaise petite bête. Mais, soudain, la mauvaise petite bête, qui jusque-là n’avait pas paru vouloir faire résistance, se mit à gigoter terriblement, puis il y eut un tour de passe-passe si rapide qu’il fut insaisissable, et la seconde d’après le sieur Delarose, tenant auberge sur cachet spécial de M. l’Intendant Bigot, allait s’aplatir comme un ballon crevé sur le dur pavé de la rue, au grand ébahissement de badauds attirés et assemblés là par les éclats de voix de Flambard.

Et lui, Flambard, riait toujours… il riait à s’en tenir les côtes, tout en faisant sauter le bouchon d’une bouteille de vin dont il offrait la moitié au père Vaucourt de plus en plus émerveillé.

Dehors, l’on avait ri un peu ; mais à présent on ne riait plus du tout ! C’est que cela n’était plus une farce : le sieur Delarose, de fait joliment aplati, demeurait étendu sur la chaussée, livide comme la mort et fort gémissant. On s’empressa autour de lui.

— Jésus-Marie ! dit une commère vivement accourue et hors d’haleine… il a une patte de cassée pour sûr !

— Il ne s’en tirera pas sans une demi-douzaine de côtes enfoncées ! fit un bourgeois en hochant gravement la tête.

— Ah ! mes amis, mes amis, secourez-moi ! gémissait le malheureux aubergiste.

— Au fait, prononça un loustic mêlé au groupe de curieux, il faut le secourir, car il peut fondre par une chaleur pareille !

— Il y perdra assurément cent livres de graisse pour peu qu’on le laisse là ! émit un vieillard voûté et s’appuyant sur un bâton.

— En ce cas, répliqua une matrone, il faut le laisser un peu plus longtemps, il n’en sera que moins lourd à transporter !

— Mes amis, mes bons amis, suppliait l’aubergiste, en grimaçant, et soufflant avec efforts, qu’on aille chercher un médecin !

— Vite… un médecin ! cria une voix.

— Ah ! mes amis, mes chers amis, reprit l’aubergiste, faites venir sur-le-champ les gardes de monsieur l’Intendant et qu’on pende ce pendard de Flambard !

— Hop !… les gardes de monsieur l’Intendant ! lança une autre voix.

Mais ce nom de Flambard, jeté tout à coup, avait paru troubler plusieurs badauds qui s’écartaient déjà pour fuir de ces lieux.

Mais une autre voix disait :

— Vite… le médecin de monsieur l’Intendant.

Un autre encore :

— Vite… les gardes…

Mais personne ne bougeait pour se rendre au Château.

— Hé ! là, toi, vaurien, cours donc au Château !

Cette voix rude s’adressait à un gamin qui, à l’écart, reluquait cette scène avec un air de s’amuser énormément.

— Cours donc au diable, toi ! riposta le gamin sans sourciller. Si tu penses que je tiens à me faire étriper par ce satané Flambard zut !

— Mais ce pauvre homme ici, se meurt !

— Tant mieux, ça fera un rongeur de moins dans le pays, répliqua le gamin, imperturbable.

— Ah ! crapule ! gronda une maritorne avec un marmot au sein, qui ne détestait pas le vin de M. Bigot. Elle serra son enfant sous son bras, ramassa une pierre et voulut la lancer au gamin. Mais celui-ci, ayant deviné l’intention méchante de la femme, lui décrocha un pied-de-nez et s’enfuit à toutes jambes.

Bientôt, heureusement, survint le médecin du Château qu’une personne charitable était allée prévenir.

On se pressa d’avantage autour de l’aubergiste…

Cependant, Flambard avait vidé avec le père Vaucourt la bouteille de vin. Content de savoir sa soif étanchée, il sortit de l’auberge avec le vieillard, tira sa bête par la bride, et, sans se préoccuper de la scène de la rue, tous trois, hommes et bête, s’en allèrent vers la Basse-Ville. Chemin faisant, ils croisaient et étaient croisés par une foule de gens qui, ayant été informés par la rumeur de l’accident survenu à l’aubergiste de L’OLYMPE, accouraient en toute hâte. Et bientôt la foule fut si grande, si