Page:Féron - La besace de haine, 1927.djvu/41

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
39
LA BESACE DE HAINE

— Si vous désirez parler à monsieur l’intendant, interrompit Deschenaux qui eût donné gros pour se voir débarrassé de cet importun visiteur, je vous prie d’attendre que je le fasse prévenir.

— Inutile. J’attendrai qu’il se présente et tu attendras avec moi. Du reste, tu pourrais peut-être m’être utile à quelque chose.

— Vraiment ? fit Deschenaux.

— Tu vas voir.

Flambard marcha vers un fauteuil.

À la seconde même Deschenaux tira le gland d’un cordon qui pendait dissimulé dans les rideaux de la croisée. Flambard, qui avait le dos tourné, ne vit pas le geste. Arrivé au fauteuil, il s’y assit commodément face à Deschenaux qui n’avait pas bougé.

— Daignez vous asseoir, monsieur, dit-il avec une politesse moqueuse, nous causerons mieux.

Deschenaux obéit sachant qu’il n’était pas le plus fort ; car il connaissait suffisamment Flambard de renommée pour ne pas s’exposer à se faire étriper séance tenante. Et puis, l’attitude présente de Flambard, qui avait l’air de vouloir prendre ses aises, lui faisait penser que c’était un répit durant lequel l’intendant pourrait arriver. Et alors…

— Mon ami, reprit de suite Flambard, je vais vous poser une seule question ; mais une question si importante que je vous prie de me répondre sans ambages et en toute vérité. Si vous me mentez, ou si vous cherchez à m’induire en erreur, je me verrai dans la triste nécessité de vous enlever la peau du corps.

— Parlez, monsieur, dit Deschenaux en pâlissant.

— Dites-moi, et vite, ce que votre maître a fait de madame Héloïse Vaucourt !

À cette question inattendue Deschenaux se troubla si visiblement que Flambard pensa :

— Bon ! en voici un qui sait tout… je tiens donc le fil !

— Monsieur, répondit Deschenaux d’une voix étouffée, cette question…

— J’ai dit sans ambages, interrompit brusquement Flambard ; prends garde !

Deschenaux, pris au dépourvu, voulut gagner du temps.

— Je n’ai pas bien saisi votre question, dit-il.

— Ah ! tu ne comprends pas ?

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

— Non ?

— Vous ne me prenez pas, j’imagine, pour le gardien de madame…

— Non plus de son mari ? certainement ! sourit narquoisement Flambard.

— Alors, comment voulez-vous que je sache ?

— Certes, on peut admettre pour un moment que tu ne sais pas, toi ; mais ton maître, lui, sait… et il sait très bien !

— Si vous pensez qu’il en est ainsi, allez le lui demander, répliqua Deschenaux sur un ton plus élevé.

— Oh ! oh ! monsieur semble avoir des velléités de hausser son caquet !

Flambard se leva et marcha rudement vers le secrétaire de l’intendant.

— Monsieur, cria Deschenaux en se levant aussi, et livide de peur, n’approchez pas davantage !

Par un geste rapide il tira une seconde fois le gland du cordon.

Cette fois Flambard le vit et se mit à rire.

— Ah ! ah ! tu appelles à ton aide tous les autres valets de ton maître ! Bah ! qu’ils viennent, je te montrerai comment on les bâtonne. En attendant, je vais te dire ceci, écoute !

Il haussa sa taille gigantesque, sourit avec ironie et reprit :

— Je t’ai posé une question, et tu as répondu que tu ne savais pas, mais que ton maître lui, sait…

— Je n’ai pas dit cela !

— N’importe ! je l’ai deviné. Et puis je conçois que quand le maître sait, le valet… oui, le laquais Deschenaux sait également.

— Monsieur, prenez garde aux paroles…

— Silence, crapule ! tonna Flambard. Car je vous connais, car vous êtes connus, toi et ton Bigot, toi et ce Cadet d’enfer, toi et ce lépreux de Péan, toi et ce voleur de Varin, toi et toute cette bande maudite de vermines et de sangsues qui sucez le meilleur sang de cette Nouvelle-France qui agonise ! Eh bien ! où irez-vous avec tout ça ? Que vous rapportera à la fin tout cet or que vous entassez dans vos coffres, cet or qui appartient au roi, à la France, à la Nouvelle-France ? Ah ! vous n’irez pas loin ! Car cet or est trop lourd, c’est de l’or volé ! Car cet or, c’était pour acheter du pain quand il manque ; c’était pour payer les soldats du roi qui lui gardent son domaine contre les empiètements des Anglais ; c’était pour acheter des fusils et des canons, c’était pour bâtir des forts sur les frontières, c’était pour fortifier les villes, c’était pour construire des vaisseaux afin que le roi pût nous venir en aide ; et cet or, aussi, c’était pour bâtir d’autres villes, élever des églises, des cou-