Page:Féron - La besace de haine, 1927.djvu/46

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
44
LE ROMAN DES QUATRE

Le père Croquelin partit, rasant les murs des maisons, à la suite du cavalier qui, en effet, n’était autre que Deschenaux se rendant chez Mlle Pierrelieu. Deschenaux venait d’être informé de l’échec de Pertuluis et Regaudin, et il allait en instruire sa fiancée.

Il ne paraissait pas pressé. Il affectait les airs d’un bon gentilhomme qui, à bonne heure le matin, aime faire une promenade de santé et d’appétit. Il était donc facile au père Croquelin de le suivre.

Deschenaux passa sous la Porte du Palais qu’on venait d’ouvrir, suivi peu après par l’ancien mendiant.

Trois ou quatre gardes étaient réunis dans une guérite dont la porte était ouverte. Ils remarquèrent le mendiant.

— Tiens ! dit l’un, je ne pensais pas qu’on avait hébergé cette nuit quelque mendiant en la haute-ville !

— Les mendiants… se mit à rire un autre, il n’y a plus que ça, c’est comme les rats ! Il y en a partout et ça passe par tous les trous, il faut y renoncer !

Ils éclatèrent de rire.

L’ancien mendiant fila dans la côte pour disparaître bientôt dans les premières rues de la Basse-Ville, suivant de loin Deschenaux qui traversait le faubourg Saint-Roch.

Ce matin-là, le père Croquelin avait l’air d’un mendiant bien misérable, et son accoutrement pouvait lui attirer ou la pitié ou la moquerie des passants. Il s’était vêtu de haillons, s’était quelque peu barbouillé le visage, et, la besace au dos, un gourdin à la main, courbé, boitant, titubant, hoquetant, il allait tendant de temps à autre aux rares passants un feutre crasseux et sordide, et geignant, la voix plaignarde :

— Pour l’amour du bon Dieu…

Passé le faubourg, il prit un grand chemin qui allait vers l’Hôpital-Général. Puis Deschenaux s’engagea à gauche sur une magnifique avenue qui fit l’admiration du père Croquelin. Bien que les arbres fussent dépouillés de leur feuillage et les parterres roussis par le gel, l’endroit était encore très beau. Les splendides demeures qui s’y dressaient faisaient, à cette saison, la beauté du lieu.

L’ancien mendiant vit Deschenaux s’arrêter devant l’une de ces maisons. Il descendit de cheval, franchit une grille et disparut vers la maison. Le père Croquelin s’arrêta devant le parterre d’une maison voisine.

Il vit un jardinier qui, à l’aide d’une brouette charriait de la paille dont il se servait pour abriter la racine et le pied de jeunes plantes et d’arbrisseaux, afin qu’ils fussent protégés contre les froids de l’hiver.

— Hé ! mon ami, appela le père Croquelin.

Le jardinier leva la tête, aperçut le mendiant et grommela :

— Du diable ! si l’on ne commence pas la journée à manier l’écuelle et le chapeau, comme je commence à pousser la brouette et à manier la bêche !

Puis d’une voix haute et rogue il cria :

— Passez votre chemin, monsieur le chemineau, je n’ai pas de monnaie !

— Ce n’est pas de la monnaie que je mendie ce matin, l’ami, répliqua le père Croquelin avec bonhomie, c’est un renseignement.

— Ah ! bien, pour ça on peut toujours se déranger un peu !

— Hé ! hé !… se mit à rire le père Croquelin, du moment que ça ne coûte rien !…

— Et que ça vous repose un brin l’échine et le bras !

— Oui, oui, mon ami, il faut se reposer. La vie n’est que la vie après tout, et l’on ne remporte, lorsqu’on franchit la frontière, que sa chemise et sa culotte. Or, mon ami, pourriez-vous me dire laquelle de ces belles maisons habite le sieur Cadet ?

— Hein ! le sieur Cadet ? fit avec étonnement le jardinier. Mais il n’habite pas ici !

— Non ?… En ce cas, on m’a envoyé à la mauvaise adresse.

— Faut croire, reprit le jardinier, car je connais tous les gentilshommes de ces environs.

— Je vous crois bien, répondit le père Croquelin avec une physionomie naïve, on n’est pas jardinier sans avoir fait un peu le tour des jardins d’un voisinage.

— C’est vrai, sourit avec orgueil le jardinier, je suis en demande de tous côtés. Le printemps passé j’ai eu l’honneur d’être appelé chez monsieur l’intendant, où j’ai fait un chef-d’œuvre de son jardin. L’année d’avant, j’avais passé deux mois à refaire le bocage des bons Pères Jésuites à leur maison de la cité, cet automne…

— Pardon ! interrompit le père Croquelin, mais vous m’avez dit que le sieur Cadet n’habite pas ici ?

— Je le redis, et je connais sa demeure en la cité, puisque j’y fus appelé un jour de grande fête…

— Ah ! ah ! et vous connaissez comme ça la rue où il habite en la cité ?

— Si je la connais… Près de la porte St-Jean… et je peux vous…

— C’est drôle tout de même, reprit le père