Page:Féron - La besace de haine, 1927.djvu/69

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
67
LA BESACE DE HAINE

bons et honnêtes gentilshommes et nous boirons volontiers un carafon ou deux.

— Et plutôt deux qu’un, assura Regaudin : car nous avons traversé des forêts où il nous fut impossible vingt jours durant …

— Vingt-et-un… corrigea sévèrement Pertuluis.

— C’est juste, sourit Regaudin, vingt-et-un jours durant où il fut impossible de nous abreuver de la moindre petite goutte. De sorte que, lorsque notre langue était sur le point de sécher et de tomber en poussière, nous étions contraints de nous faire fondre de la neige dans la bouche. Comme vous le devinez, nous avons souffert le martyre, et il est bien juste que nous vidions deux carafons.

— Et il se peut, ajouta Pertuluis, que nous en commandions un troisième.

— Aussi, à cause de cette sécheresse de notre gosier, reprit Regaudin gravement, nous avons failli laisser nos cheveux à une bande de sauvages qui nous arrêtèrent, un soir, pour nous demander…

Il s’interrompit et se tourna vers son compère pour interroger :

— Que nous ont-ils demandé au juste, Pertuluis ?

— Voilà… je ne me souviens pas très bien, attendu que je ne saisissais pas nettement leur langage.

— Comme moi. Un moment j’avais pensé qu’ils nous parlaient anglais ; mais vu que l’anglais est un mystère pour moi, j’oublie également ce qu’ils nous ont demandé. De sorte que, madame, poursuivit Regaudin, n’ayant pu à cause de la sécheresse de nos palais et de nos langues leur fournir les renseignements demandés, nous fûmes menacés de perdre nos cheveux.

— Alors, comme vous le comprenez bien, acheva Pertuluis, nous dûmes jouer activement de la rapière pour ne pas nous laisser plumer vivants.

— Et, si je ne me trompe, madame, dit encore Regaudin avec un sourire narquois, nous avons bien couché dans la neige, qui n’était plus qu’une rivière de sang, au moins trois cents de ces indigènes.

— Et vous avez pu vous échapper tout de même ? fit avec un semblant d’intérêt la mère Rodioux qui n’avait pas avalé cette histoire.

— Tout de même, oui, madame ! affirma sérieusement Regaudin.

— Aussi est-ce grâce à cette excellente rapière, dit Pertuluis avec importance, si nous avons échappé. Sans elle nous serions bien aujourd’hui en purgatoire pour le moins.

— C’est très juste, approuva Regaudin. Quant à moi, personnellement, je ne pouvais gagner le ciel directement, attendu que j’avais encore un petit péché véniel dont je ne m’étais pas confessé.

— Oh ! pour un simple petit péché véniel, sourit la mère Rodioux, vous n’auriez pas vu le diable à quatre !

— Je crois bien, se mit à rire Regaudin, c’est bien assez que j’ai vu ces démons emplumaillés ; j’en ai encore la petite peur collée au ventre.

— Oh ! vous savez, sourit Pertuluis, un carafon nous remettra !

— Mon ami le chevalier, madame, parle comme un homme de science, reprit Regaudin. Ne s’est-il pas rappelé cette auberge où l’on boit des nectars choisis, il y voulut revenir au plus tôt, assuré qu’il était d’être traité, ainsi que moi-même, comme de vrais gentilshommes du bon, de l’excellent roi de France, notre Bien-Aimé !

Et Regaudin, avec une ironie comique, exécuta une longue révérence.

La mère Rodioux, incapable de démêler les sentiments faux et vrais de ces deux hommes qui lui parlaient avec une volubilité étourdissante, alla chercher les deux carafons demandés.

Mais avant de déposer carafons et tasses sur la table, elle dit un peu sèchement :

— Ça fait une demi-livre pour les deux carafons !

— Une demi-livre ! se récria Regaudin trouvant la somme demandée excessive.

— Observez, mes gentilshommes, que ce sont des eaux-de-vie que je réserve pour mes clients de haut rang.

— Nous observerons mieux une fois que nous aurons goûté, fit remarquer Pertuluis avec un regard farouche à la cabaretière.

— Car, ajouta Regaudin, nous savons priser à leur valeur réelle les eaux-de-vie !

— C’est une demi-livre ! répéta la mère Rodioux. Donnant donnant, sinon je remporte les carafons !

— Eh bien ! donnez, puis nous donnerons, dit Regaudin. Voyez-vous, madame, le trafiquant livre d’abord l’article de son commerce, puis il en reçoit le prix demandé. Agir contrairement à ce précepte se-