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LA BESACE DE HAINE

— Maître Authier, dit Deschenaux, le munitionnaire a dû vous informer que je suis malade.

— Parfaitement, monsieur. Aussi, suis-je un peu surpris de trouver devant moi un homme en très bonne santé !

— Comment ! s’écria Deschenaux avec un grand étonnement, rien qu’à me voir vous trouvez que je suis en très bonne santé ?

— Je trouve et je le crois, monsieur, sourit le docteur. Autrement, la science ne serait plus la science !

— Ah ! fit Deschenaux avec une joie diabolique qui fit sauter son cœur de démon, vous êtes donc plus savant que je croyais ?

— Monsieur, répliqua gravement maître Authier, la science ne connaît ni limites ni bornes. Quant à moi, personnellement, je suis tout disposé à mettre à votre service le peu que je sais.

— Mais si je vous demandais quelque chose de très difficile à faire…

— J’essaierai l’impossible, bien que, comme vous savez, à l’impossible nul ne soit tenu !

— Certes, certes. Je voulais dire… si, par exemple, j’employais votre savoir à accomplir un acte de vengeance ?

Sans sourciller le médecin répondit :

— Je n’ai pas à demander pour quels motifs on me soumet un patient. Je traiterai selon que vous me dicterez. J’accomplis des ordres, je ne les discute pas !

— Bon ! pensa Deschenaux ravi, voici un homme vraiment stylé. Je tiens donc mon affaire, car cet homme m’appartient.

— Maître, reprit Deschenaux, je tiens à vous dire de suite que vos services seront largement rétribués, car je n’aime pas faire travailler pour rien — pour la gloire comme on dit — les hommes de science !

— Voilà que nous nous entendrons bien, monsieur, riposta le médecin en riant, puisque moi-même je n’aime pas travailler « ad gloriam ! »

Deschenaux se mit à rire.

— Commandez, monsieur ! reprit Maître Authier.

— Auparavant, je vous poserai une question du problème que je médite depuis ce matin : pouvez-vous tuer l’esprit d’une personne ?

— Vous voulez dire : enlever son intelligence ?

— Surtout la mémoire ou le souvenir !

— Rien de plus facile. Seulement, le traitement diffère selon le sexe de la personne. Est-ce une femme ou un homme ?

— Une femme, maître, une jeune femme !

— Mariée ou…

— Mariée et mère d’un enfant âgé, si je ne me trompe, de dix-huit mois ou à peu près.

— Ah ! ah ! ce sera un peu plus difficile par rapport à la mémoire de la patiente. Car, si je comprends bien, vous désirez que cette femme ne se souvienne pas du passé, ou, tout au moins, qu’elle ne puisse le reconstituer ?

— Je veux qu’elle oublie le passé et surtout les êtres qui ont été mêlés à sa vie, entendons-nous bien !

— Je vous comprends. C’est là où est la vraie difficulté chez la femme mariée et mère. Je connais bien des cas, et tous sur un point sont identiques : celui de la mère. Elle oubliera tout, elle oubliera sa mère, elle oubliera son mari, mais elle n’oubliera jamais qu’elle a ou qu’elle a eu un enfant. Voilà un des mystères de la maternité que la science n’a pu encore démêler. Cette jeune mère se souviendra toujours de son enfant ; vingt ans se passeront, elle demandera encore son enfant, elle le croira à l’âge où elle l’aura vu pour la dernière fois.

— Pourrait-elle reconnaître cet enfant, une fois qu’il serait devenu homme ?

— Oui, et voilà bien le plus profond du mystère. Je me souviens qu’à Nantes, je pense, un cas s’est présenté où une jeune mère avait perdu la raison dans un naufrage. Elle fut placée dans une institution d’aliénés. Dix-huit ans après, son fils, devenu jeune homme, se présenta à elle, et elle le reconnut. Et le reconnaissant, elle recouvra la raison et la mémoire.

— C’est mystérieux et miraculeux !

— C’est le secret de la nature chez la femme-mère. Il y a en elle un ressort caché qu’il ne nous est pas possible d’atteindre et de faire jouer selon qu’on le désire. Si cette jeune femme, qui nous intéresse, a un enfant, il faudra éviter avec soin qu’elle revoie cet enfant ; et, alors, je vous jure qu’elle restera le reste de ses jours ce que nous la ferons.

— Imbécile ?… fit Deschenaux avec un sourire terrible.

— Inconsciente, pour le moins.