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LA FEMME D’OR

Celui, que le jeune homme blond venait d’appeler « mon cher Jacques », se mit à rire tranquillement. C’était un garçon beaucoup plus âgé que les deux autres : il avait pour le moins trente-cinq ans. Il était grand, mince et d’un physique fortement développé. Il avait les cheveux noirs et courts, moustache noire à la lèvre supérieure et, sous la lèvre inférieure, une impériale également noire.

Il vida à moitié son verre de vin, regarda d’un œil moqueur son jeune interlocuteur, et amplifiant son sourire, répondit ;

— Mon cher Alban, je n’ai aucunement l’intention et moins encore la prétention de faucher l’incrédulité sous le chapeau de mes voisins. Crois-moi ou ne me crois pas du tout, ça m’est égal ! Une chose certaine et tout à fait satisfaisante pour moi, LA FEMME D’OR existe, ou, du moins, elle a existé. Oh !… c’est moi qui le sais, je te le jure !

Et alors, avec ces dernières paroles, le visage de Jacques Audet, jeune avocat-criminaliste dont la renommée commençait, devint presque livide.

Ses deux amis le regardèrent avec inquiétude.

L’un d’eux, le troisième, celui qui n’avait pas encore parlé, garçon à l’air doux et modeste, sans barbe, aux cheveux châtains, de taille moyenne et joli garçon, qui débutait dans l’architecture, dit avec un sourire candide :

— Cher maître, j’étais un peu comme notre ami Alban : je ne pouvais admettre l’existence de LA FEMME D’OR. Mais par l’altération violente de vos traits, je commence à penser que vous avez dû traverser quelque terrible aventure au temps où vous étiez policier.

— Terrible est le mot, Paul. Ce fut une aventure si extraordinaire que je me demande encore si elle ne fut pas simplement un rêve. Ce fut un mystère dont je n’ai jamais pu démêler l’écheveau.

— Je serais tout de même curieux d’entendre cette aventure, car j’aime le mystère et l’intrigue, fit le jeune homme qu’on appelait Alban. Tu sais, ma profession me pousse naturellement à la curiosité.

En effet, Alban Ruel était journaliste, ou mieux reporter de la petite nouvelle attaché à l’un des grands quotidiens de la cité de Montréal.

— Je parie, dit en riant Jacques Audet, que tu es fort désireux et peut-être en quête de quelque drame à sensation, qui du coup, ferait ta réputation ?

Comme le reporter faisait un geste d’indifférence affectée :

— Oh ! ce n’est pas moi qui te blâmerai, mon ami, poursuivit l’avocat avec une légère nuance d’ironie. Loin de moi telle pensée si peu charitable ! Tu as parfaitement raison de songer à l’avancement et même à la renommée. Malheureusement, ma FEMME D’OR n’est pas le sujet qu’il te faut, parce que ton histoire à sensation demeurerait sans suite, de même que mon aventure est restée sans dénouement. Mais non… je me trompe : j’ai vu le dénouement ; mais le mystère, dont les fils fortement noués m’ont enserré, est demeuré sans éclaircissement. Et puis, pourquoi ne pas te l’avouer en toute franchise ?… j’ai tout simplement donné dans le panneau !

Les deux amis de l’avocat se mirent à rire.

— Cela vous fait rire, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, répliqua Alban Ruel. Vois-tu, je me dis, moi, que si j’étais tombé dans le panneau, je ne m’en vanterais pas pour une fortune. J’aurais tout fait pour oublier et chasser de mon souvenir une comédie quelconque dont j’aurais été le bouffon. Toi, Jacques, tu fais vent de tes sottises, et cela me fait rire !

— J’espère bien, dit l’avocat sur un ton froid et concentré, que tu ne cherches pas à m’outrager, Alban, par des paroles choisies et prononcées à dessein ?

— Mais non, mon cher Audet, se récria le reporter, je ne cherche nullement à t’injurier ; je veux rire. Oui, je trouve toute drôle ton affaire de LA FEMME D’OR que je n’ai pas encore l’honneur de connaître. Si mes paroles sont un peu rudes, grossières, si tu veux, ce n’est pas ma faute. J’enrage de voir que tu veuilles me faire avaler ta pilule. Me prends-tu pour un de ces badauds auxquels on conte sans sourciller la première bourde venue ?

Jacques Audet sourit.

— Il y a moyen de s’entendre, dit-il.

— Lequel ?

— Je vais vous conter cette histoire.

— Maître, dit le jeune architecte, Paul Lavoie, c’est l’unique moyen de mettre fin à une discussion qui pourrait dégénérer en une altercation.

— Va donc, mon cher Audet ! Nous t’écoutons avec une attention religieuse. Même si ton histoire n’offre par elle-même aucun intérêt, je te sais assez beau causeur pour être assuré que je ne m’endormirai pas.

L’avocat acheva de vider son verre de vin, essuya tranquillement ses lèvres et sa moustache noire, alluma un cigare, se renvoya sur le dossier de son fauteuil et commença ainsi :

— Mon cher Alban, j’avais presque oublié cette histoire, ou mieux cette aventure véridique de mon existence. Je n’y aurais peut-être plus pensé de ma vie, et ce fait eût passé à la catégorie des rêves et des cauchemars, si ce soir…

— Hein !… ce soir ?… s’écria le reporter en tressaillant.

L’avocat le regarda avec une surprise amusée.

— Quoi ! dit-il, n’avez-vous pas entendu… que dis-je ? n’avons-nous pas entendu, ce soir, LE MARQUIS DE PRIOLA ?

— C’est vrai, avoua Paul Lavoie. J’y ai même trouvé Perny magnifique.

— Mais qu’est-ce que cette pièce peut bien avoir à faire ici ? demanda le reporter.

— Beaucoup ! répliqua Audet avec un sourire.

— Explique-nous…

— Je ne dis pas que la pièce elle-même a trait à mon sujet…

— Mais alors ?

— N’as-tu pas, ou n’avons-nous pas, ce soir, remarqué une certaine loge ?

— Et une certaine femme ? parfaitement.