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Page:Féron - La fin d'un traître, 1930.djvu/17

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LA FIN D’UN TRAÎTRE

Monsieur le Comte les informations suivantes. Celle qui vit maintenant dans cette petite maison de la rue du Palais est une femme mariée. Elle a pour époux un certain René le Chêneau, mystérieusement disparu depuis un bon nombre d’années. Elle était la fille unique de Jean Colonnier, ancien boulanger, ce huguenot qui, jadis, avait conspiré contre Monsieur le Comte… Donc, si Monsieur le Comte désire aller rendre visite à la fille de Maître Jean, il sera sans doute le bienvenu, à moins que l’exquise jeune femme, la délicieuse amante, ne complote à l’heure qu’il est, par un étrange caprice, contre les jours de Monsieur le Comte… »

Le Comte n’eut pas de peine à saisir le sarcasme de cette lettre.

Sur le moment il fut pris de colère, d’abord contre le mystérieux correspondant qu’il aurait volontiers expédié à la potence. Ensuite, contre ses serviteurs qui ne savaient intercepter de telles lettres. Et cette lettre venait-elle du dehors ou du dedans ?… Plus probablement du dehors. Et qui l’avait apportée au Château, qui l’avait apportée en son cabinet ? Voilà qui était malaisé à éclaircir. Le Comte avait dû se rendre à des audiences en compagnie de ses deux secrétaires et de Flandrin Pinchot. Il avait été retenu deux heures à la salle des audiences, et c’est durant l’espace de ces deux heures que le mystérieux billet avait été apporté dans son cabinet.

Mais la colère du Comte tomba peu après. Quel que fut le ton de la note, celle-ci contenait une information et un avertissement dont il pourrait faire son profit. Quant à l’identité de la jeune femme, il la connaissait. Mais on lui disait qu’elle pourrait bien être en train de comploter contre sa vie. Frontenac ne pouvait pas admettre cette insinuation, car il connaissait trop le dévouement de cette femme à son égard. Néanmoins, il avait un doute, pour la raison que Lucie n’avait plus remis les pieds au Château depuis qu’elle avait si mystérieusement disparu trois mois auparavant. Longtemps le comte s’était demandé ce qu’elle était devenue, et voilà justement qu’on le renseignait. Or, si Lucie vivait encore, si elle habitait encore la ville, pourquoi n’était-elle pas venue au Château ? Pourquoi, tout au moins, n’avait-elle pas fait parvenir de ses nouvelles au Comte ? Et pourquoi encore — si la note ne mentait pas — vivait-elle sous un déguisement ?

Tout cela donnait à réfléchir au Comte, et, finalement, il n’était pas loin de penser que cette jeune femme était une conspiratrice… et une conspiratrice aux gages peut-être de Messieurs les Jésuites ou de Monsieur de Laval.

Le Comte décida de suite qu’il tirerait l’affaire au clair. Il fallait tenir compte aussi que cette lettre pouvait avoir été écrite dans le dessein de lui tendre un piège. Qui sait si ses ennemis ne méditaient pas de l’attirer dans un guet-apens ? Tout était possible. Mais le Comte ne se rendrait pas sur la rue du Palais sans prendre ses précautions.

Dans la matinée du jour suivant, il quittait le Château, suivi par Flandrin Pinchot et six gardes, et gagnait la rue du Palais. Un grand vent du Nord soufflait avec violence et la neige commençait à tomber, fine et drue. Les rues étaient désertes, car en ces jours de froidure le citadin demeurait près de son feu. Le Comte put atteindre la petite maison de la rue du Palais sans rencontrer aucun passant. Il s’en réjouissait par le fait qu’il ne donnerait aucune prise à la médisance ou à la calomnie.

Le Comte n’avait pas dit à Flandrin Pinchot où il allait, aussi Flandrin fut-il fort surpris de voir le Comte s’arrêter devant la maison de celle que Flandrin appelait « la fille de Maître Jean ». Frontenac lui donna ordre de surveiller attentivement avec ses gardes les abords de la maison. Mais si Flandrin Pinchot avait été surpris, là, dans la maison, deux autres personnes allaient être non moins surprises. D’abord, ce fut la mère de Louison en apprenant que le Comte venait lui faire visite. Ensuite, ce fut le Comte en découvrant que l’hôtesse de la maison était toujours cette même Lucie de la Pécherolle, avec ses beaux cheveux dorés. Mais Frontenac lui trouva une physionomie toute différente. Ce n’était plus la jeune femme enjouée et rieuse ; mais une jeune femme dont les traits raidis portaient l’empreinte de la plus vive douleur.

— Excellence, dit-elle sur un ton grave en voyant paraître le Comte, je m’honore grandement de votre visite. Je n’ai qu’un regret, que ma maison soit si pauvre…

— Madame, répondit le Comte en s’inclinant, je connais cet intérieur que votre seule personne suffit à enrichir et embellir.

Le Comte souriait doucement. Il avait oublié le mystérieux billet, lequel, d’ailleurs, lui avait menti sur un point. En effet, au lieu de trouver une jeune femme en cheveux noirs, il retrouvait celle dont il avait tant déploré la disparition. Quant aux soi-disant complots contre sa vie, il n’y pensait plus. Il avait là devant lui l’ancienne amante, et dans sa robe noire, avec la pâleur de son beau visage, avec cette amertume que décelait toute sa physionomie, elle lui paraissait cent fois plus belle et plus désirable.

Après le premier échange de courtoisies, le Comte s’approcha de la jeune femme, et lui dit sur un ton familier :

— Voyons ! ma chère Lucie, mettons de côté les manières trop cérémonieuses et revenons à notre ancienne et bonne familiarité. Savez-vous que vous m’avez beaucoup manqué ? Pourquoi m’avez-vous déserté ainsi ?

— Je ne vous ai pas déserté, Monsieur le Comte, ce sont des circonstances indépendantes de ma volonté qui m’ont retenue dans cette maison.

— Mais, dites-moi Lucie, m’expliquerez-vous votre disparition mystérieuse survenue au cours de cette fête qu’à votre demande j’avais donnée l’été passé, et aussi la disparition non moins mystérieuse de ce duc de Bonneterre ?

— Venez vous asseoir, Excellence, sur ce fauteuil et près de ce feu, et je tâcherai ensuite de vous donner le mieux que je pourrai les explications que vous désirez.

Le Comte prit le fauteuil indiqué, et la jeune