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LA FIN D’UN TRAÎTRE

chir encore et, se remettant à marcher, poursuivit :

— Et pourtant, pour peu que le voulût Sévérine, il serait encore possible de refaire notre vie. Notre enfant est retrouvé… elle l’a retrouvé grâce à son flair de femme et de mère. Elle est riche et je suis en train de me faire d’assez belles rentes. Nous pourrions dans un petit coin riant de ce pays vivre d’une existence paisible et heureuse. Pour en arriver là, il faudrait qu’elle oubliât mes torts envers elle. Eh bien ! j’aimerais mieux un arrangement de cette nature, que la poursuite de ma vengeance. Il me semble que je l’aimerais encore cette femme qui est ma femme. J’aimerais cet enfant né de nos premières amours. J’aimerais cette vie commune à trois qu’il serait si facile d’égayer…

Il s’arrêta encore pour penser plus profondément.

Quel prodigieux revirement se produisait tout à coup dans cet homme qui ne paraissait avoir ni cœur ni âme ! L’amour paternel peut-il d’un monstre sanguinaire faire un homme et d’une façon aussi soudaine ? Ou ce revirement singulier n’était-il pas dû plutôt à un autre sentiment ? Peut-être…

Reprenant sa marche, il ajouta dans un murmure assez distinct :

— Pourrais-je d’ailleurs supporter de la voir vivre heureuse avec notre enfant, tandis que moi, de mon côté, il me faudrait errer par le monde, seul, sans parents, sans amis ? Non. Même la fortune n’allègerait pas le fardeau d’une telle existence. Si ma femme doit vivre heureuse, je veux ma part de son bonheur. Or ! de me voir errant et misérable elle rirait trop !… Je vais donc suspendre le cours de ma vengeance. Je vais tenter un accord avec Sévérine. J’irai la voir ce soir ou demain. Mais si elle refuse de m’entendre, si elle s’obstine à m’écarter, alors je n’hésiterai plus… elle mourra !

Et sur ce dernier mot, il esquissa un geste redoutable, un geste qui était comme une condamnation à mort…

VIII

LES DEUX MÈRES.


Après avoir quitté son mari, la Chouette se dirigea d’un pas hâtif vers la basse-ville. Peu après, et avec une émotion bien compréhensible, elle frappait à la porte de la petite maison de pierre de la rue du Palais. Mélie vint ouvrir.

La jeune femme, toujours en deuil de l’enfant qu’elle avait perdu au mois de juin dernier, était enveloppée de son grand voile noir, de sorte que la servante ne put voir à qui elle avait affaire. Mais de suite la Chouette se faisait connaître disant qu’elle venait voir Louison.

Mélie la conduisit à la chambre de Sévérine.

Celle-ci, tout à fait heureuse depuis que son fils l’avait appelée « maman », bâtissait les plus beaux projets d’avenir. Mais s’il avait dit « maman » à sa mère, il n’avait pas dévoilé encore toute sa pensée. Néanmoins, Sévérine se croyait sûre de posséder et d’avoir tout à elle dorénavant son petit Louis.

Avec cette certitude, elle continuait à entretenir l’adolescent de l’avenir. Elle l’assurait qu’elle en ferait un homme. Elle affirmait, jurait qu’elle travaillerait sans cesse à son bonheur. De la vie, elle lui faisait voir les horizons les plus dorés. Bref, elle lui promettait un paradis sur terre. Et tout en l’entretenant ainsi, elle ne lui ménageait pas ses baisers. Elle embrassait son front, ses paupières, ses joues, sa bouche, son menton… elle le dévorait presque.

L’entrée de la Chouette interrompit ces rêves et ce bonheur.

Sévérine, surprise, considéra avec curiosité cette femme en grand deuil dont elle ne pouvait apercevoir le visage sous le voile de crêpe noir. Et elle allait interroger cette visiteuse inattendue, que déjà Louison, la reconnaissant, lui tendait les bras et disait d’une voix toute joyeuse :

— Maman ! maman !

Il sembla que le sang de Sévérine se figeait dans ses veines, son visage prit tout à coup la teinte de la cire. Son cœur cessa de battre, et sans cette énergie indomptable dont elle avait si souvent fait preuve, elle se serait abattue sur le tapis, privée de connaissance… morte peut-être. Oui, ce mot que venait de proférer Louison à l’adresse de la visiteuse avait failli la foudroyer.

La Chouette s’était précipitée vers le lit et, après avoir rejeté son voile sur ses épaules, elle s’était jetée presque à corps perdu sur le petit blessé qu’elle embrassait maintenant avec frénésie. Louison, autant qu’il le pouvait, rendait baisers et caresses, et il donnait à cette femme ce qu’il n’avait pas donné à sa mère.

La Chouette, à travers ses caresses et ses larmes — car elle pleurait de joie comme Sévérine avait aussi pleuré — oui, la Chouette disait à l’adolescent :

— Je suis venue te chercher… Je te soignerai si bien que tu seras vite sur pied, mon Louison !

Sévérine sentit qu’une furieuse jalousie lui mordait le cœur. Pour un peu elle se fût jetée sur cette étrangère, elle l’eût saisie aux cheveux et traînée jusqu’à la rue. En quoi ! de quel droit cette femme venait-elle lui prendre son enfant dans sa maison ?… Non, elle n’avait aucun droit… pas le moindre ! Sévérine pouvait donc la chasser comme une intruse, comme une voleuse. Elle avait là, au surplus, une belle occasion de revanche : la Chouette l’avait chassée de son logis une fois, pourquoi à son tour ne chasserait-elle pas la femme de Flandrin Pinchot ? Qui pouvait l’empêcher ?… Non ! non ! malgré sa jalousie, sa fureur et une sorte de haine qui germait en elle rapidement contre la Chouette, elle ne pourrait pas jeter la jeune femme hors de sa maison, parce qu’elle blesserait peut-être mortellement le cœur de Louison. Car Louison aime sa maman Chouette, il l’aime tellement que la Chouette peut se prévaloir de cet amour comme d’un droit. Et Sévérine elle-même finit par s’avouer que la mère adoptive de Louison a même plus d’un droit, puisqu’elle a tout l’amour de l’enfant.

Et lui répète :

— Maman… ma bonne maman !

— Mon Louison… mon enfant ! murmure la Chouette ivre de bonheur.

Le cœur de Sévérine est tout meurtri, il sou-