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LA FIN D’UN TRAÎTRE

leva tout à coup sa rapière et, de la pointe, fit sauter le chapeau romain.

Deux exclamations se confondirent : l’une de triomphe, l’autre de colère.

Perrot venait de saisir son poignard… Mais que pouvait ce jouet contre la longue et lourde rapière de Flandrin ?

— Ah ! ah ! Excellence, on s’attendait de vous voir aller à votre mission chez Monseigneur de Québec en habit d’huissier, mais voici que vous préférez, par convenance je n’en doute point, un habit ecclésiastique ! Sang-de-bœuf ! Excellence, j’en suis fâché, mais il faut aller prestement rendre cette défroque d’abbé à l’un des secrétaires de Monsieur de Fénelon que vous avez dû dépouiller par traîtrise. Et puis, Excellence, en supposant que vous ayez décidé de changer d’air, vous ne pouvez le faire sans manquer aux règles de la politesse, c’est-à-dire sans faire vos adieux à Monsieur le Comte. Il faut donc revenir sur vos pas !…

Perrot était perdu, et il le comprit. La résistance était vaine.

— Hop ! marche… commanda Flandrin. Et il poussa Perrot vers le Château.

De son cabinet, le Comte de Frontenac avait d’abord vu la silhouette de l’abbé traverser la cour, et il avait été fort intrigué. Tout en écoutant l’abbé de Fénelon qui lui parlait et exposait les raisons qui militaient en faveur de l’élargissement du gouverneur de Ville-Marie, le Comte tenait ses yeux attentifs sur la cour du Château. Puis il vit la scène que nous venons de rapporter. Et lorsque Flandrin fit revenir Perrot sur ses pas, le Comte se leva précipitamment et, s’excusant, dit à l’abbé de Fénelon :

— Messire, voulez-vous m’accompagner au rez-de-chaussée ainsi que vos deux secrétaires, je vous présenterai un personnage qu’il vous fera plaisir de connaître. Venez, messieurs, acheva le Comte avec un sourire énigmatique.

Quoique surpris, l’abbé et ses deux secrétaires suivirent Frontenac.

Dans l’appartement qui servait de prison à Perrot, Le Chêneau avait aussi été témoin de la scène entre Flandrin et le gouverneur de Ville-Marie.

— Nous sommes flambés ! gronda-t-il avec un juron formidable. Et je perds, moi, cent mille livres… Oui, mais je ne veux pas perdre ma liberté et encore moins ma tête…

Il courut à la chambre à coucher de Perrot, revêtit son costume de huissier et se dirigea vers la porte du corridor.

À cet instant, Frontenac et les trois abbés descendaient l’escalier du rez-de-chaussée. Le corridor était désert. Par le trou de la serrure, Le Chêneau aperçut le factionnaire tournant le dos à la porte. Il introduisit sa clef et la tourna sans bruit. Il prit son poignard, ouvrit brusquement la porte et se rua sur le factionnaire qu’il frappa par deux fois à la nuque. Le garde ne fit entendre qu’un faible gémissement et s’écroula sur le plancher. Le Chêneau, avec un sang-froid inouï, essuya son arme ensanglantée sur l’uniforme du factionnaire qui gigotait dans une mare de sang, l’enfouit sous son gilet et se dirigea d’un pas délibéré vers l’escalier. Quand il atteignit le rez-de-chaussée, Flandrin apparaissait avec son prisonnier. Tout le monde tournait le dos à l’escalier, et la valetaille ébahie ne voyait que Flandrin, le prisonnier et le Comte de Frontenac. Tranquillement, Le Chêneau alla se mêler aux serviteurs et attendit… il attendit simplement que le calme se fut rétabli, que le Comte, les abbés, Flandrin et son prisonnier fussent remontés à l’étage supérieur, pour ensuite prendre le large.

Lorsque Flandrin eut poussé Perrot devant le Comte, celui-ci appela :

— Gardes !…

Perrot fut entouré par six gardes.

Alors Frontenac se tourna vers l’abbé de Fénelon et dit sur un ton narquois :

— Ai-je besoin, Messire, de vous présenter l’abbé François Perrot, ancien gouverneur de Ville-Marie ?…

Fénelon et ses deux secrétaires demeuraient interloqués. La valetaille avait envie d’éclater de rire. Perrot, quoiqu’il eût essayé de se donner une certaine contenance, demeurait piteux. Et au-dessus de tout ce monde, Flandrin dressait sa taille triomphante.

— Ainsi que vous le comprenez, Messire, reprit Frontenac avec son air hautain et dominateur cette fois, il est inutile de poursuivre notre conférence.

Puis, faisant un geste aux gardes :

— Reconduisez le prisonnier à son appartement ! commanda-t-il.

Les gardes entraînèrent Perrot.

Frontenac exécuta une courte révérence devant l’abbé de Fénelon, lui tourna le dos et reprit le chemin de son cabinet suivi par Flandrin Pinchot, souriant.

L’abbé de Fénelon, mortifié et furieux, engagea un court entretien à voix basse avec ses deux secrétaires. Puis, faisant un geste de colère, il dit assez haut pour être entendu de la valetaille :

— Oh ! le Comte de Frontenac n’a pas eu encore le dernier mot… je reviendrai !

Et il s’en alla, suivi de ses deux secrétaires. Le Chêneau profita de l’excitation qui régnait pour traverser les groupes de serviteurs, se faufiler jusqu’à la porte et, là, emboîter tranquillement le pas derrière les trois abbés.

Mais il restait encore ce garde poignardé par Le Chêneau au premier étage.

À cette vue, Frontenac devint si furieux qu’il cria à Perrot, que les gardes poussaient dans son appartement :

— Ah ! monsieur, je ne sais ce qui me retient de vous faire jeter dans un cachot comme un lâche meurtrier et de vous faire ensuite juger comme tel !

Perrot fut saisi d’indignation :

— Sachez, Comte de Frontenac, que le gouverneur de Ville-Marie n’est pas un assassin, il défend sa vie et sa liberté, mais ne tue point par plaisir ou amusement comme on voit un Comte de Frontenac envoyer à l’échafaud des innocents comme un Caligula ou un Néron !

— Assez ! monsieur… tonna la voix de Frontenac…

La porte de Perrot fut refermée.

— Et, à l’avenir, reprit le Comte, deux gardes à cette porte.