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Page:Féron - La métisse, 1923.djvu/17

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LA MÉTISSE

Ce matin-là, la jeune fille prononça un bonjour aimable et joyeux, et, plus vive qu’à l’ordinaire, elle se mit à préparer le déjeuner, pendant qu’Héraldine allait aux étables traire ses vaches.

Comment, chez Esther, avait pu s’opérer un si subit changement ? Un fait bien simple avait produit le miracle.

Nous savons que François Lorrain n’était pas revenu à la ferme, et nous avons pu deviner ses sentiments pour Esther, sans tenir compte des « on a dit » qui pendant un certain temps, avaient été chuchotés çà et là. Or, la veille de ce jour, François Lorrain, revenant du village, avait aperçu Héraldine dans la cour de la ferme et s’était arrêté. Laissant sa voiture sur la route, il s’approcha de la barrière qui fermait la clôture de la ferme. Héraldine, souriante, était venue à sa rencontre.

— Voulez-vous me permettre de prendre de vos nouvelles, mademoiselle ? dit François très galamment.

Il n’avait pas franchi la barrière ; il demeurait là interrogeant du regard les alentours, comme s’il eût cherché quelqu’un ou quelque chose.

France et Joubert avaient de suite aperçu le Français et étaient accourus à lui.

François causait de choses et d’autres avec la Métisse, s’interrompait pour taquiner les deux petits, riait à leurs folichonneries, et, assez souvent son œil gris cherchait la fenêtre d’Esther. L’œil trouvait bien la fenêtre, mais un rideau de mousseline plaçait une borne sur l’au-delà. Or, derrière ce rideau, une figure se penchait, regardait, écoutait… et la figure d’Esther rougit de plaisir, toute sa personne frémit, son sein palpita, quand elle entendit François Lorrain poser cette question à Héraldine :

— Et mademoiselle Esther va bien ?

Les deux mains de la jeune fille s’étaient crispées avec violence sur le rebord de la fenêtre, et ses yeux ardents avaient suivi au loin sur la route François Lorrain qui poursuivait son chemin…

Le lendemain de ce jour, Héraldine ne pouvait plus reconnaître Esther MacSon… c’était une Esther toute nouvelle, tout autre ! Que se passait-il au juste dans le cœur de cette fille qui semblait insensible et de pierre ? Aimait-elle François Lorrain ? Pouvait-elle l’aimer, avec les abîmes qui se creusaient entre eux ? Pouvait-elle le désirer, avec la haine qui devait sûrement exister, implacable, entre cet homme et son père ? La petite conversation, qui eut lieu dans le cours de la matinée entre elle et la Métisse, pourra nous donner assurément le mot de l’énigme.

La besogne du matin était achevée. Avec les derniers jours de juin la chaleur devenait excessive, malgré une forte brise de l’Ouest qui pénétrait dans la maison par les fenêtres grandes ouvertes. Dehors, France et Joubert s’amusaient avec une petite charrette qu’ils chargeaient de cailloux, déchargeaient et rechargeaient patiemment, trouvant toujours le même plaisir à ce jeu vingt fois répété.

Un peu lasse, Héraldine venait de s’asseoir près d’une fenêtre de la salle par laquelle elle pouvait surveiller les enfants. Esther, à ce moment, jouait sur un vieil harmonium des airs écossaises appris de son père.

Au bout de quelques instants la jeune fille interrompit sa musique, et, essayant son français dur et haché, demanda :

— Pourquoi, Héraldine, ton ami François Lorrain ne vient-il plus à la ferme ?

Cette question inattendue et plus encore le mot « ami » prononcé à dessein par Esther, firent passer un tressaillement de surprise sur les traits immobiles de la Métisse.

Ses grands yeux noirs et fixes se posèrent curieusement sur le visage de la jeune fille, puis ses lèvres ébauchèrent un fin sourire. Une pensée furtive lui faisait deviner un petit secret enfoui au cœur d’Esther qui, malgré les efforts de sa volonté, rougissait très fort. Mais Héraldine sut ne faire voir de rien par les paroles suivantes :

— Ma pauvre Esther, après ce qui s’est passé entre ton père et François Lorrain, il est assez facile de s’imaginer ce qui tient notre voisin à l’écart.

— J’ai bien pensé à cela, Héraldine. Cependant, il me semble que, pour si peu, mon père et François ne devraient pas se garder rancune.

— Je suis bien de cet avis. Mais, vois-tu, pour faire cesser cette mésentente, entre ces deux voisins et les rapprocher à nouveau, il faut que l’un ou l’autre fasse les premiers pas. Je connais assez ton père, ma chère enfant, pour savoir qu’il n’entreprendra pas la moindre démarche, même indirecte, pour établir une réconciliation. Quant à François Lorrain, je ne le connais pas, et je ne saurais penser qu’il fût disposé à reprendre ses anciennes relations de voisin.

Il se fit un silence durant lequel Esther abandonna le petit orgue pour aller s’asseoir, sur un petit divan placé en face d’Héraldine.

Celle-ci, du coin de l’œil, surveillait la physionomie de la jeune fille, et bientôt elle crut lire à livre ouvert les sentiments intimes d’Esther. Une forte pitié s’empara d’elle, ses yeux noirs exprimèrent pour la fille du fermier une sorte de tendresse très fraternelle, une sympathie ardente qu’elle n’avait pas encore ressentie pour cette enfant, qui ne l’avait jamais regardée qu’avec une froide indifférence. Elle eut pitié d’Esther qui, tout à fait désemparée dans l’ouragan de ses pensées, craintive dans ce labyrinthe mystérieux de l’amour ou peut-être lui échapperait le fil d’Ariane, demandait un appui, un guide, une main secourable. Héraldine, cœur charitable, sœur de dévouement, âme de toute noblesse, s’oubliant sans cesse elle-même pour autrui, rompit le silence et demanda :

— Esther, désires-tu que François Lorrain revienne à la ferme ?

Une nouvelle et plus vive rougeur empourpra les joues d’Esther. Elle sourit et, sans lever ses regards sur la servante, répondit :

— Mais oui. Héraldine… ça devient ennuyant de ne plus voir un voisin, de vivre toujours seules ainsi… Qu’en penses-tu ?

— Je pense comme toi, et je pense que François Lorrain est un garçon bien poli, bien aimable, très bienveillant…

— Et brave et généreux… Oui, oui, Héraldine…