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Page:Féron - La métisse, 1923.djvu/41

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LA MÉTISSE

et Joubert, n’ayant pas compris toute l’importance et la signification de la confidence d’Héraldine, avaient le lendemain retrouvé leur gaieté franche et insoucieuse.

Quant à MacSon, il était sombre, taciturne, farouche comme ayant, et comme avant il se remit à boire avec Hansen qui ne désespérait pas encore de devenir le gendre de l’Écossais. Il se faisait fort de vaincre, un jour ou l’autre, l’obstination d’Esther et sa répugnance. Et, pour atteindre ce but le Suédois avait trouvé un moyen terrible, dont il ne s’effrayait nullement. Ce moyen, il l’insinuait lentement dans l’esprit de son patron ; la mort de Lorrain.

C’était aux premiers jours d’octobre. La neige nouvelle n’avait pas refroidi trop la température, et pour cet automne de 1914 les Indiens du Nord prophétisaient un « été indien ». On pouvait le croire : peu à peu les lourds nuages gris se dissipèrent et un soleil printanier rayonna. En moins de deux jours la nature avait repris l’aspect, des premiers jours de septembre, si bien que les cultivateurs, joyeux, se remirent aux labours.

MacSon avait mis Hansen à la charrue, pendant que lui-même terminait le charriage du blé au village.

Mais un jour la pluie vint — une de ces pluies qui font présager les premiers froids d’hiver — et Hansen abandonna la charrue au champ et s’en fut rejoindre MacSon au village.

Les deux hommes profitèrent, de cette journée de pluie pour se distraire.

— Il n’y a rien comme de vider un verre pour chasser les idées noires ! avait déclaré Hansen à l’Écossais qui ne déridait pas depuis quelques jours.

Les deux hommes rentrèrent, à la ferme à dix heures du soir.

Seule Esther avait attendu le retour des deux hommes pour leur servir à souper : Héraldine s’était couchée un peu plus tôt que de coutume. Et la jeune fille redoutait toujours l’arrivée des deux ivrognes. Aussi, dès qu’elle entendit le roulement du chariot dans la cour de la ferme, elle descendit vivement à la cuisine pour disposer les aliments sur la table puis elle remonta à sa chambre pour n’avoir pas à affronter les grossièretés de Hansen. Elle s’étonna un peu d’entendre, peu après, les deux hommes pénétrer dans la maison, silencieux, sans bruit autre que celui de pas lourds sur le plancher et de chaises remuées. Puis elle entendit ces paroles d’Hansen :

— Je ne suis pas fâché de trouver la table prête… j’ai une faim de sauvage.

— Moi aussi, répondit MacSon, je me sens une faim de loup.

Chose étonnante, les deux hommes paraissaient sobres. Tout de même Esther demeurait l’oreille attentive, curieuse de savoir si l’on parlerait d’elle comme cela arrivait souvent. Car elle redoutait Hansen plus que jamais et elle voulait se tenir sur ses gardes.

Esther n’entendait autre chose que des ustensiles qu’on remue, que des mâchoires qui mastiquent. Pourtant, un silence relatif se faisait de temps à autre et, à ces moments, la jeune fille croyait percevoir un chuchotement, un murmure mystérieux. Les gémissements du vent et la pluie tambourinant aux vitres de sa fenêtre l’empêchaient de bien entendre. Elle se décida d’entr’ouvrir sa porte et d’écouter encore. En bas, les deux hommes s’entretenaient à voix basse, comme s’ils eussent prémédité un mauvais coup. Esther eut de suite le pressentiment que Hansen et son père ourdissaient un complot contre elle. Et elle vivait, depuis quelque temps, dans une constante terreur, son existence devenait un cauchemar. Et avec ce cauchemar, avec l’épouvante qui l’assiégeait sans cesse. Esther voulut savoir. Elle sortit de sa chambre sur la pointe des pieds, s’approcha de l’escalier. Là, penchant la tête, elle demeura attentive, retenant sa respiration, comprimant d’une main nerveuse les battements de son cœur. Son nom y venait d’être prononcé par la voix d’Hansen. Et cette voix maintenant arrivait jusqu’à elle presque distinctement et la jeune fille demeura immobile, figée, épouvantée.

La voix du Suédois, bien qu’assourdie, montait, par l’escalier :

— Je vous dis qu’il n’y a pas d’autres moyens, et tous les moyens sont bons, comme on dit. C’est pas mal risqué ! fit la voix de l’Écossais.

— Pas pour vous, puisque je me charge de toute l’affaire. Vous n’aurez qu’à m’attendre avec la voiture à quelques arpents de la maison. Il pleut, à torrents, il fait un vent, qui emporte tous les bruits, et pas un passant sur la route : on ne pourrait trouver un meilleur temps. Lorrain et sa mère dorment sans doute profondément, et pour plus de prudence nous attendrons l’heure de minuit. Ça ne sera pas long : avec un gallon de pétrole j’arrose presque toute la maison, je frotte une allumette, je me sauve. Avec le vent qu’il fait dix minutes suffiront pour faire un tas de cendres du français et de sa tanière. Demain, on dira dans le pays : un accident… un malheur ! Et alors, je vous garantis qu’Esther sera à moi…

La jeune fille fut secouée par l’horreur, et elle se redressa, livide. Elle ne voulut pas en entendre davantage : c’était déjà trop. Sur le coup, elle eut l’idée de descendre à la cuisine et d’apostropher Hansen du nom d’assassin. Mais ce Hansen lui faisait tellement peur !… plus peur que son père dont elle connaissait pourtant la férocité dans ses accès de colère. Elle hésita, essayant de réfléchir.

Il lui répugnait de laisser accomplir ce forfait abominable ; mais comment l’empêcher ? Que pouvait-elle contre ces deux hommes que le crime ne semblait pas effrayer ? Si elle n’avait eu que son père, elle aurait tenté de le raisonner, de lui faire comprendre toute l’atrocité et les conséquences de ce crime affreux. Mais l’autre, ce démon, serait là pour faire obstacle…

Quoi tenter ?

Elle tressaillit violemment en entendant les deux coquins se lever de table, sortir et se diriger vers les étables.

— Oh ! se dit Esther toute frissonnante si je pouvais prévenir François Lorrain !…

Le prévenir ?… mais elle le pouvait ! Hansen avait fixé l’heure du crime pour minuit, et il n’était pas encore onze heures ! Deux milles seulement à faire ! C’était facile !…