Page:Féron - La prise de Montréal, 1928.djvu/7

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
5
LA PRISE DE MONTRÉAL

palissade et les balles des soldats anglais n’arrêteraient pas l’élan.

À cet instant précis, une troupe de trente miliciens canadiens, tous armés de fusils et de pistolets, parut à quelque distance de là débouchant de l’étroite rue Saint-Joseph. Un grand diable de flandrin armé d’une rapière énorme et la ceinture garnie de pistolets et de couteaux commandait la troupe. Ce flandrin marchait en tête de sa troupe, nonchalamment, balançant sa haute taille, tantôt titubant comme un homme à moitié endormi, tantôt butant contre un pavé, et très indifférent d’apparence à ce qui se passait devant et derrière lui. Maigre et sec, le teint bilieux, les yeux encavés sous d’épais sourcils roux, les joues creuses et hâlées, les pommettes saillantes, le nez long et busqué, le menton plus long encore sous une bouche énorme aux lèvres minces et dédaigneuses, cet homme offrait une étrange physionomie. On l’eut pris pour un squelette maquillé en carnaval. Il portait une longue redingote bleue aux basques relevées par devant, et sous la redingote on découvrait une culotte de cuir brun. Les jambes et les pieds disparaissaient dans d’énormes bottes aux semelles ferrées. Malgré les bruits du vent et des clameurs, on percevait le bruit que faisaient ces semelles ferrées en heurtant le pavé de la rue. Le chef de cet homme était couvert par un large feutre gris qui, relevé à l’un de ses bords, avait pour ornement une plume de coq de couleur jaune. De longs cheveux châtains tombaient en désordre sur la nuque et les épaules. À voir sa tête penchée en avant, ses épaules légèrement voûtées et sa taille balancer, tanguer, rouler, on aurait pensé que cette curieuse armature humaine allait à tout moment s’écrouler avec un bruit d’os broyés. Mais il n’en était rien : si l’homme chancelait, butait, louvoyait, il demeurait debout. Pour un peu, on l’aurait cru ivre. Il arrêta sa troupe à quelques pas de la masse du peuple qui barrait la rue Notre-Dame.

— Halte !… commanda-t-il à ses hommes d’une voix sourde et ennuyée.

Il alla s’appuyer de l’épaule contre le mur d’une maison voisine, bâilla, leva le nez en l’air et se mit à regarder les nuages.

À la vue de cette troupe de miliciens un calme relatif s’était produit parmi le peuple, et tous les regards se détachèrent des casernes pour se porter sur la troupe et son officier.

Une grosse femme, au visage rouge et couperosé, la tête échevelée, en jupon de toile rouge auquel s’agrippaient des marmots nu-tête, pieds nus et grelottants, en corsage mince, bras demi-nus et les poings sur les hanches, s’avança vers les miliciens.

Le silence se fit de toutes parts et tout le monde regarda cette femme. Elle, l’œil étincelant, la voix forte et sonore, interpella l’officier qui ne cessait de regarder les nuages au-dessus de sa tête.

— Hé ! Lambruche… cria la femme… est-ce bien vrai que ces vauriens de soldats ne nous laisseront pas prendre les armes des casernes pour repousser les Américains ?

L’officier, appelé de cet étrange surnom, Lambruche, abaissa le nez, laissa flotter sur la femme d’abord, puis sur le peuple et les casernes, un regard vague, sourit niaisement, et, débonnaire, répondit :

— Ah bien ! mame Ledoux, c’est pas moi qui vous empêcherai, allez !

— Je crois bien, il ne manquerait plus que ça que tu nous empêches, Lambruche. C’est déjà bien assez que ces gredins-là (elle montrait les soldats devant les casernes) nous empêchent eux… si c’est pas une honte.

Ses yeux jetaient des éclairs en se promenant sur les miliciens, la masse du peuple et les soldats plus loin.

Le silence continuait de régner. Le vent hurlait avec rage, balançait les enseignes, secouait les volets des maisons, et les grêlons cinglaient les nuques et les faces.

— Moi, Lambruche, reprit la femme avec aigreur, je dis qu’il nous faut ces fusils-là qui sont dans les casernes, et je dis encore…

Elle fut interrompue par un bourgeois anglais qui, enveloppé dans un épais manteau de fourrure, la canne à pomme d’or à la main, sortait d’une ruelle avoisinante pour s’engager sur la rue Notre-Dame. Le bourgeois, gros homme d’importance, ayant entendu les paroles de la canadienne, s’était arrêté.

— Eh ! dites donc, la mère, fit-il en un français haché et comique, si vous tenez tant à vous frotter contre les Américains allez-y donc comme ça, et laissez les fusils à ceux qui peuvent les porter et s’en servir !