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LA SECOUSSE

regards de haine… je m’en vais !

M. BERNIER. — Pourtant, Julie, je t’assure que je t’aime encore !

Mme BERNIER. — Moi, je n’ai jamais cessé de t’aimer. Tu m’en as voulu parce que je chérissais le plus jeune de nos deux enfants un peu plus peut-être que je ne chérissais le plus vieux. Et cependant, Dieu sait si je les aime tous les deux !

M. BERNIER. — Oui, je suis sûr que tu les aimes.

Mme BERNIER. — Si j’ai aimé l’un un peu plus que l’autre, c’est bien naturel : Jules, c’est tellement ton portrait, par le physique comme par le caractère ; deux gouttes d’eau ne peuvent mieux se ressembler. Or, comme je t’ai beaucoup aimé, je ne pouvais pas aimer moins bien l’enfant qui te ressemble ainsi !

M. BERNIER. — C’est très juste, Julie. Et sais-tu que je l’aimais autant que toi, ce Jules ! Oh ! j’ai souffert atrocement… je souffre encore de me voir séparé de cet enfant. Mais tu sais le proverbe : « Qui aime bien, châtie bien ! » Aussi ce châtiment, dont j’ai frappé Jules, m’atteint rudement moi-même dans mon cœur de père. Toutefois, je me console en me disant que Jules, un jour, reviendra comme l’enfant prodigue, et qu’alors la joie éclatera encore à notre foyer.

Mme BERNIER. — Gare aux illusions, André ! Avec l’étrangère qui viendra bientôt sous notre toit, avec cette haine éternelle que je sens exister maintenant entre les deux frères, avec le souvenir des mésententes et des discordes passées, il ne sera pas possible de retrouver notre bonheur d’antan.

M. BERNIER. — Tu es trop pessimiste, Julie.

Mme BERNIER. — Tu m’as trop fait souffrir ! Je me demande avec inquiétude si je pourrai jamais chasser ce ressentiment de ma pensée.

M. BERNIER. — L’amour est une voix plus forte que toutes les colères !

Mme BERNIER. — Oh ! je le voudrais que l’amour, qui reste quand même entre nous, étouffât tous les ouragans que j’entends souffler sur nos têtes !

M. BERNIER. — Aimons-nous comme avant !

Mme BERNIER. — Rends-moi Jules !

M. BERNIER. — Il reviendra.

Mme BERNIER. — Non… il m’a dit adieu. Je veux aller le rejoindre, si tu ne le ramènes.

M. BERNIER. — (que la colère reprend) Ainsi, tu veux dissoudre le lien le plus sacré qui nous unit ?

Mme BERNIER. — Je ne veux rien briser. Le jour où tu seras disposé à rappeler mon fils, je reviendrai.

M. BERNIER. — Moi, je veux que tu restes : tu es ma femme, tu n’as pas le droit de quitter ton foyer !

Mme BERNIER. — J’ai le droit d’aller consoler mon enfant !

M. BERNIER. — Assieds-toi, Julie. Tu me connais ?… quand je suis contrarié, je m’emporte facilement. Et alors, tu sais, la secousse…

Mme BERNIER. — Il y aurait moyen de s’entendre.

M. BERNIER. — Dis-le vite ce moyen !

Mme BERNIER. — Je ne puis ni ne veux empêcher le mariage de Louis avec celle qui s’était donnée à Jules. Tu sais que c’est précisément ce mariage, ou mieux que ce sont les intrigues de Louis qui ont amené chez nous l’orage et les dissensions ? Eh bien ! je serais d’avis que Louis, une fois marié, demeurât hors de notre maison.

M. BERNIER. — (soucieux) Ah ! Ah !

Mme BERNIER. — Je lui achèterais une maison confortable, dans laquelle il lui serait loisible de vivre tout à fait heureux avec sa femme. Quant à nous, nous pourrons continuer de vivre bien tranquillement avec Jules à nos côtés.

M. BERNIER. — Ainsi donc, c’est toujours l’autre, c’est toujours Jules ! Tu souffres parce que Jules est parti ; et tu penses que je ne souffrirai pas de me voir séparé de Louis ?

Mme BERNIER. — Tu as l’air de me demander de faire des concessions, j’en fais. De ton côté, fais-en !

M. BERNIER. — (ironique) Quelles concessions fais-tu, toi ?

Mme BERNIER. — Moi… je suis prête à tout oublier.

M. BERNIER. — Pourvu que je chasse Louis qui n’a nullement mérité ma disgrâce… qui, au contraire, a gagné tout ce que j’ai de meilleur : mon amitié et mon amour paternel. Tu as de drôles idées !

Mme BERNIER. — Comprends-moi donc ! Tu ne chasses pas Louis, tu le mets simplement à son apport ; et du moment qu’il se marie, c’est tout naturel.

M. BERNIER. — Oui, mais je me suis engagé à lui donner cette maison. Étant mon principal héritier et ayant aidé par son travail à l’édification de ma fortune, il a ici un droit que ni toi ni moi ne pouvons lui méconnaître.

Mme BERNIER. — Je ne peux pas admettre que nous nous dépossédions de notre avoir tant que nous vivrons.

M. BERNIER. — Mais non… nous nous ne nous vidons nullement les mains… nous demeurons toujours les maîtres.

Mme BERNIER. — Tu te trompes, André : quand l’étrangère sera ici, tu ne seras plus le maître et je ne serai plus la maîtresse.

M. BERNIER. — J’aimerais voir ça, par exemple !

Mme BERNIER. — Tu le verras… mais trop tard !

M. BERNIER. — (frappant la table de son poing.) Je viderai la boutique, s’il faut !

Mme BERNIER. — J’ai bien peur que ce jour-là ton fils, Louis, te montre la porte, de même qu’il l’a montrée à Jules !

M. BERNIER. — Tu auras donc toujours ce Jules à la bouche ? À la fin, tu vas me le faire haïr ! Du reste, il me semble que je le hais déjà… il me semble même que je te hais, entends-tu ? Il me semble que je hais tout ce que j’aimais ! Ah ! on va me montrer la porte à moi, penses-tu ? À moi, le maître ?… Oui… le maître ! Car retiens ceci, Julie : je serai le maître dans cette