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— C’est bien, répondit Miss Tracey. Il est maintenant neuf heures et j’ai rendez-vous avec Lucanius pour dix heures précises ; il est donc temps de partir.

— En effet, dit Lymburner, vous n’aurez pas trop de temps.

Miss Tracey jeta sur ses épaules un large manteau noir avec capuchon qu’elle rabattit sur sa tête. Sur la tablette de la cheminée elle prit deux pistolets qu’elle passa à sa ceinture, elle roula le plan de Rowley et le glissa dans son corsage. Puis elle regarda ses complices et demanda avec un sourire moqueur :

— Est-ce qu’on peut me reconnaître, ainsi accoutrée ?

— Dans la nuit obscure, pas du tout ! répondit Rowley.

— Tout de même sois prudente, Tracey ! conseilla Aikins.

— Et nous attendrons ici, dit à son tour Lymburner, le résultat de votre mission.

Miss Tracey partit.

Hardiment elle s’élança dans l’obscurité de la nuit par la Ruelle-aux-Rats. Ce chemin lui était si familier qu’elle pouvait le parcourir, comme elle avait dit, les yeux fermés. Mais elle marchait avec précautions, évitant de faire le moindre bruit, glissant comme une ombre magique.

Au moment où elle allait atteindre la première barrière de la Ruelle-aux-Rats, elle s’arrêta et frémit légèrement. Elle savait que cette barrière et la suivante n’étaient pas gardées, et que, par conséquent, la ruelle devait être complètement déserte. Pourtant elle venait d’entendre le bruit très léger d’un pas humain qu’on cherche à étouffer, et ce bruit s’était fait entendre justement entre les deux barrières. De ses yeux perçants elle sonda la noirceur environnante, et entre deux masures que séparait une impasse étroite, elle crut voir glisser une silhouette humaine.

Durant quelques minutes elle demeura très attentive. Mais nul autre bruit ne vint révéler la présence d’un être humain à cet endroit.

Miss Tracey avait-elle rêvé ?

Ses yeux s’étaient-ils troublés ?

Son oreille avait-elle saisi un bruit quelconque pour une fantaisie de son imagination ?

Mais si elle était épiée !… Cela se pourrait fort bien !

En ce cas devait-elle avancer ou reculer ?

La jeune fille se mit à réfléchir, puis elle pensa ceci :

— Si je suis épiée, avancer, c’est me compromettre et compromettre ou ruiner ma mission en même temps ! Reculer, c’est perdre du temps et m’exposer à manquer le rendez-vous avec Lucanius !

Que faire ?…

Miss Tracey décida de revenir sur ses pas et de tenter une expérience.

— Si je suis suivie, se dit-elle, la silhouette humaine que j’ai cru voir et que je n’entends pas bouger, se remettra peut-être à me suivre, et alors ou je l’entendrai ou je la verrai, et il me sera facile ensuite d’aviser.

Miss Tracey obéit immédiatement à cette idée : elle rebroussa chemin, doucement, sans bruit, tout en gardant son oreille très attentive derrière elle. Mais rien ne semblait bouger du côté des barrières. N’importe ! Miss Tracey continua de retraiter… elle retraita jusqu’à quelques toises de la taverne de son père.

Mais alors elle s’arrêta net et manqua de jeter un cri d’effroi ou de surprise : une voix venait de demander tout près d’elle, la voix d’un homme qu’elle ne pouvait apercevoir dans l’obscurité :

— Que faites-vous donc, Miss Tracey.

Mais de suite la jeune fille reconnut la voix du major Rowley.

— Et vous-même, demanda-t-elle, avec défiance, que faites-vous ici ?

Rowley expliqua :

— Peu après votre départ j’ai entendu certains bruits devant la taverne, et je suis sorti pour m’enquérir. Mais je n’ai rien découvert de suspect. J’allais rentrer, lorsque j’ai perçu le bruit de vos pas.

— Moi, répliqua, Miss Tracey, j’ai cru voir dans l’ombre épaisse des deux barrières la silhouette d’un être humain. J’ai pensé que j’étais épiée ou suivie. Pour m’en assurer, je suis revenue sur mes pas.

— Et vous n’avez rien découvert ?

— Rien… j’ai dû me tromper.

— Craignez-vous que nous soyons surveillés ?

— Je n’ai aucune raison de le penser. Mais on ne sait jamais. Vous connaissez l’axiome : les murs entendent…

— Et les roches parlent !… ricana Rowley. Puis il demanda : — Avez-vous dessein d’abandonner votre mission ?

— Jamais de la vie ! répondit la jeune fille avec une sourde énergie. Je reprends le chemin des barrières, et si, ma foi, je trouve sur mon passage un espion, tant pis pour lui, je lui brûle les yeux !