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LA TAVERNE DU DIABLE

la fuite par le dédale des ruelles qui s’entremêlaient dans le centre de la basse-ville.

Et la foule alors s’était précipitée sur ses pas en criant :

— L’espion !… l’espion !…


VIII

L’AMÉRICAIN


Que le lecteur n’oublie pas que ces scènes se passent en pleine nuit, une nuit très noire par laquelle on ne se meut qu’à tâtons, dans laquelle les êtres humains ne sont que des silhouettes vagues, que des formes insaisissables ; et cette noirceur n’est éclairée ça et là que par les raies de feu très fugaces que trace la poudre des fusils qui éclatent de temps à autre, que par la lueur des lanternes qui vont en tous sens et éclairent à peine la marche d’un homme et la lumière papillotante et rougeâtre des flambeaux qui dansent dans l’espace. Et ceci noté, nous reviendrons encore en arrière, pour ensuite nous rendre à la Taverne du Diable où va se dérouler une scène qui ne manque pas d’intérêt.

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Après avoir quitté le Château Saint-Louis où il s’était rendu pour s’enquérir de Turner, le major Rowley, était revenu précipitamment à la Taverne de John Aikins pour prévenir ses complices de l’échec de Miss Tracey.

Il trouva Sir John et Lymburner qui attendaient, un peu inquiets, le résultat de la mission de Miss Tracey.

L’échec de la jeune fille parut frapper d’épouvante les deux compères.

— Vous n’avez pas revu Tracey ? demanda John Aikins pâle et tremblant.

— Non, répondit rudement Rowley. Je crains bien, ajouta-t-il, qu’elle ne soit entre les mains de Lambert et de Dumas qui vont la livrer à Carleton.

— Mais nous sommes perdus ! cria Lymburner qui était d’une lividité cadavérique.

— Hé ! vous autres… que vous importe ! rugit le major. Mais moi… tout va retomber sur ma tête ! C’est ce maudit plan que Miss Tracey porte dans son corsage qui va devenir une arme terrible contre moi !

— C’est vrai… le plan ! fit Lymburner.

— Si Miss Tracey avait assez d’esprit pour le détruire avant qu’on ne le lui enlève ! murmura Rowley très sombre et très perplexe.

— Si les Américains réussissent à s’emparer de la ville, nous n’aurons rien à craindre, émit John Aikins.

— Damned Americans ! grommela Lymburner.

— Voilà un fait qui n’est pas accompli, répliqua Rowley. Pas mieux armés qu’ils ne sont et avec des troupes à demi démoralisées, les Américains ne pourront jamais prendre la ville d’assaut. Ils n’avaient qu’une chance de succès : la clef que nous devions leur fournir. Maintenant, je vous le demande, qui va leur donner cette clef ?

— Damned !… c’est à recommencer ! dit Lymburner.

— Eh !… recommencer… fit avec une rage concentrée Rowley, en aurons-nous le temps et l’occasion ? Demain, Carleton aura mis à nos trousses cinquante gardes, cent peut-être ; et je défie bien qui que ce soit de sortir de la ville une fois que nous aurons été dévoilés !

Au moment où ces derniers mots tombaient des lèvres du major, les coups de feu partis de la haute-ville étaient répercutés dans l’espace par les échos de la nuit tranquille.

Les trois hommes bondirent sur leurs sièges.

— By the Lord ! s’écria John Aikins ; qu’est-ce cela ?

— Damned !… fit joyeusement Lymburner, ce sont les Américains !

— Peut-être… dit évasivement Rowley. Je vais voir ce que c’est au juste !

Il sortit rapidement de la taverne, très inquiet.

Un véritable combat avait l’air de se livrer à la haute-ville. Dans la ville basse on commençait d’entendre un va-et-vient inusité et des rumeurs diffuses. Rowley entendit autour de lui des volets s’ouvrir violemment et des portes grincer dans leurs gonds en s’ouvrant. Il vit peu à peu des formes humaines circuler dans les ruelles noires en s’interpellant à voix basse.

De la haute-ville tombait le bruit sec et rapide de la fusillade. Puis du côté de l’est, vers la rivière Saint-Charles, une autre fusillade se fit entendre. Là des clameurs retentissantes s’élevaient pour se répandre dans l’espace comme des roulements de tonnerre. Rowley entrevit les ombres humaines dans les ruelles se serrer par groupes confus, puis prendre la direction de l’est.

Mais cette fusillade semblait se rapprocher… les clameurs lointaines se faisaient entendre plus près… des lueurs de lanternes