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LA TAVERNE DU DIABLE

des vins, des bières, des eaux-de-vie, et le tout se trouvait à l’abri de toute catastrophe.

Lucanius sourit :

— S’il y manque à manger, dit-il, par contre il y a amplement à boire !

John Aikins ricana et dit encore :

— Voyez !

Il remonta prestement l’échelle, fit retomber le panneau, redescendit et tira l’échelle. Puis il prit une barre de fer et dit :

— Regardez !

L’ouverture de la trappe donnait contre une muraille à droite. Le tavernier s’approcha de cette muraille, planta l’extrémité de sa barre de fer en un petit trou qu’on aurait dit percé à l’aide d’un vilebrequin, puis par un léger mouvement de haut en bas il agita la barre doucement. La muraille de pierre bougea, avança… Il y avait six petits trous à égale distance. Le tavernier enfonça sa barre dans un autre-trou vers lui. Il recommença le même travail… si bien qu’au sixième trou la muraille de pierre avait avancé suffisamment pour boucher complètement l’ouverture de la trappe.

— Et maintenant, dit Aikins avec un sourire de triomphe, je vous jure que le diable lui même ne saurait nous découvrir ici !

— Magnifique ! murmura Lucanius.

— Damned Aikins ! gronda Lymburner… il a tous les trucs !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme l’avait pensé justement Rowley, ce ne fut pas long que Dumas fut de retour à la taverne, mais cette fois il était accompagné de vingt miliciens.

— Tuez tout ce qui résistera ! avait commandé le capitaine.

Mais il fut terriblement désappointé, lorsqu’il découvrit que la taverne avait été abandonnée.

Il jeta un juron de colère.

— Il y a peut-être une cachette là-dedans, dit-il, et si j’étais sûr que Lambert n’y est pas, je mettrais le feu !

Lorsqu’il fut sorti dehors avec ses hommes. Dumas avisa une baraque à droite de la taverne. Dans cette baraque vivait une mendiante. Dumas appela l’un de ses hommes et lui dit :

— Je vais te donner les cinq livres sterling que j’ai dans ma poche. Tu iras trouver la mendiante, et tu lui demanderas de t’héberger pour un jour ou deux. Tu lui remettras les cinq livres. De là tu surveilleras la taverne, et si tu découvres quelque chose d’étrange, tu viendras me prévenir.

— C’est bien, répondit l’homme.

Et Dumas, satisfait, renvoya ses hommes à la caserne et prit le chemin de la haute-ville pour aller faire rapport à Carleton.


XII

LA SURPRISE


Carleton fut si courroucé en apprenant cette aventure qu’il ordonna à Dumas d’aller mettre le feu à la taverne.

Mais il se ravisa aussitôt quand le capitaine lui fît comprendre que Lambert pouvait être enfermé en quelque cachette de la maison, et qu’il avait aposté un homme pour surveiller la taverne et les traîtres.

— C’est bon, dit le général avec humeur. De même que j’avais accordé à ce pauvre Lambert carte blanche, je vous donne tous pouvoirs. N’ayez nulle pitié de ces chiens ; si vous croyez opportun de les brûler dans leur tanière, tant mieux, et ce n’est pas moi qui vous en ferai un crime !

Mais les jours suivants se passèrent sans que Dumas pût apprendre ce que Lambert était devenu, sans qu’il pût mettre la main sur les habitants de la taverne.

Et rien n’était venu troubler la tranquillité de la cité de Québec depuis cette nuit du 22 décembre.

En prévision d’une surprise Carleton avait fait renforcer la garnison et l’armement des murs du côté de la campagne où les Américains s’étaient retranchés.

Ceux-ci ne semblaient nullement pressés d’attaquer la ville. Espéraient-ils la prendre par la famine ?… Non… parce qu’ils savaient que Québec était approvisionnée de munitions de guerre et de provisions de bouche pour deux ans au moins. Ensuite, les assiégés pouvaient toujours au pis aller s’approvisionner du côté du fleuve, car les Américains, comme le savait bien Carleton, n’avaient ni soldats ni artillerie pour former barrière de ce côté.

Mais Carleton ne savait pas que les Américains avaient, du côté est et sud de la cité, une barrière bien autrement formidable que des batteries d’artillerie et des canonniers. Montgomery, par toutes espèces de proclamations aux paysans des campagnes environnantes, avait réussi en quelque sorte à dominer. Ses troupes avaient reçu l’ordre formel de respecter les habitants et de les traiter comme des concitoyens. Il avait ordonné, sous les peines les plus sévères, que le bien privé fût non seulement respecté mais