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Page:Féron - La vierge d'ivoire, c1930.djvu/17

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LA VIERGE D’IVOIRE

Allons ! est-ce que celui-là venait lui quémander un autre souper ?

— Bonsoir, bonsoir, mon ami ! répliqua-t-il en essayant de sourire.

— Je suis venu souper, monsieur Beaudoin, et en même temps vous payer pour mon repas d’hier.

— Hein ! me payer ?…

Et alors, tout à coup, les traits d’Amable se crispèrent. Il venait de penser à la petite statue… la statuette miraculeuse ! Car, le matin, quand le docteur lui avait appris la résurrection d’Adolphe, le bossu avait de suite pensé ceci :

— Je ne serais pas étonné que c’est la bonne Sainte Vierge qui a fait ça… car c’est un miracle ! Oui, je crois que c’est la petite Vierge d’Ivoire !

Disons de suite qu’Amable, tout bossu qu’il fut, était un bon chrétien, un vrai chrétien ! Il y a des gens qui se plaisent à dire que les gens du commerce ou des affaires n’ont ni dieu ni patrie. C’est peut-être vrai : ils ont un Dieu, l’argent ; une patrie, le domaine de leurs affaires ! Mais Amable, lui, tout en ne détestant pas l’argent, aimait aussi le bon Dieu. Il aimait l’argent parce qu’il voulait établir ses enfants et ne pas les laisser gueux sur cette terre comme il avait été laissé lui. C’était tout à fait raisonnable.

Il ne songeait pas à amasser de l’argent pour l’unique plaisir de l’entasser, ou pour se procurer, avec cette puissance folle, des plaisirs qui ne valent et ne vaudront jamais les plaisirs du foyer qu’on chérit. Quitte à passer pour un simple et pour un nigaud, Amable — et l’on peut affirmer qu’il avait raison — pensait, croyait que les seules vraies joies de ce monde, celles qui durent le plus longtemps, celles qui dilatent le mieux l’âme, celles qui, sous la pensée d’un nuage, ne s’assombrissent que légèrement pour éclater plus vives après, oui, ce sont les joies que nous donne le foyer cher !

Ensuite Amable n’allait ni penser ni prétendre que s’il avait réussi à acquérir l’aisance, c’était dû à son flair ou au truc des affaires ; non, car il ne craignait pas d’avouer qu’il devait beaucoup à la Providence. Certes, il s’était aidé ; mais aussi Dieu l’avait aidé ! N’ayant jamais triché au jeu, ayant toujours servi son Créateur, il était sûr que son bien durerait autant que lui-même et qu’il en resterait pour ses enfants. D’autres, ceux qu’on appelle les forts, ont voulu faire vite le jeu de la finance, ils ont glissé deux doigts subtils dans la bourse d’autrui, ils ont eu des jouissances effrénées, puis le nuage a passé, et ils sont tombés dans l’abîme du besoin, de la honte et du désespoir ! C’est là la différence entre l’honnête homme et le trucard !

Il faut bien dire qu’Amable avait souffert, souffert beaucoup dans son cœur de père ; mais tout à coup la Providence survenait et répandait à pleines mains ses joies divines sur lui et ses enfants. Ah ! quelles bonnes joies, quelles douces joies, quelles sublimes joies ! Amable en remerciait le Ciel, le cœur débordant, l’âme éclatante.

Il est donc juste de penser et de dire qu’Amable Beaudoin avait éprouvé une sorte de confiance dans la Vierge d’Ivoire. Il avait eu comme un pressentiment — et c’est Dieu qui agissait de son souffle puissant sur cet être infirme — que ce petit objet sans valeur pouvait être comme un talisman. Mais comme il ne croyait pas uniquement aux influences terrestres, depuis longtemps Amable priait Dieu de guérir son fils malade. Or, la Vierge était venue sur l’ordre du Seigneur, elle était venue sous la forme d’une petite statuette d’Ivoire.

Cette statuette prenait donc tout à coup un prix énorme aux yeux du restaurateur.

Mais en apercevant Philippe il avait eu un nouveau pressentiment, mais un pressentiment de mauvais augure.

— Je gage, avait-il pensé en frémissant de crainte, qu’il regrette de m’avoir donné sa statuette.

Et de suite il eut cette pensée atroce :