Aller au contenu

Page:Féron - La vierge d'ivoire, c1930.djvu/19

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
16
LA VIERGE D’IVOIRE

dès le soir de sa première journée de travail, installé et à l’abri du besoin.

Deux semaines s’écoulèrent ainsi sans incident autre que celui du miracle survenu dans la famille du restaurateur : c’est-à-dire la guérison d’Adolphe. Le jeune homme avait en partie retrouvé sa vigueur d’adolescent. Il pouvait s’occuper en bas au lavage des vaisselles, ou à faire les commissions chez le boucher, l’épicier ou ailleurs.

Et le restaurateur, sa femme, Eugénie et les autres enfants se voyaient tout à coup vivre dans un bonheur complet.

L’on ne cessait de se répéter avec une conviction réelle :

— C’est la Vierge d’Ivoire qui a fait ça !

— Oui, approuvait Eugénie ; mais il faut bien accorder quelque chose à monsieur Philippe !

Car elle l’appelait maintenant tout au long « Monsieur Philippe » ce jeune homme qui, avec le travail régulier et les fruits de ce travail, la nourriture saine et réglée, devenait un beau et chic garçon.

Oui, le beau garçon, dans le cœur encore vierge d’Eugénie avait, sans le vouloir, fait vibrer une musique insoupçonnée, une musique qui jouait des airs d’amour.

Et Eugénie, sans oser se l’avouer, aimait Philippe Danjou !


V

AMOURS


Un mois s’était passé.

Philippe était devenu un client régulier d’Amable Beaudoin il y prenait ses trois repas tous les jours.

Et là, dans la famille du restaurateur, le bonheur était tout à fait revenu, et les affaires allaient comme jamais avant.

Et Adolphe donc… C’était déjà un grand jeune homme, presque fort. Il avait remplacé Clarisse aux tables parce que celle-ci était entrée au pensionnat avec une autre de ses petites sœurs. Car Amable Beaudoin tenait à ce que ses enfants acquissent une certaine instruction. Quant à Adolphe, il aurait le soir de chaque jour un professeur privé. Il n’aimait pas le collège, mais il voulait apprendre suffisamment pour pouvoir plus tard remplacer son père dans la direction des affaires. Amable Beaudoin, du reste, était d’avis que les affaires payent mieux que les professions dites libérales. Les docteurs et les avocats, disaient-ils souvent, ça meurt presque toujours avec juste de quoi les enterrer. S’ils vivent un peu plus en grand, leur gousset en souffre beaucoup et leurs enfants entrent dans la vie les mains vides. Il avait peut-être raison.

Au bout de ce mois, Philippe Danjou, avec son salaire, avait remplacé ses nippes par des vêtements propres et bien faits, et maintenant — comme il l’avait avoué à Eugénie — il allait louer, une chambre dans une maison privée du Carré Viger ; là il vivrait dans un milieu plus distingué.

— Allez-vous continuer de prendre vos repas ici ? avait demandé Eugénie avec inquiétude.

— Certainement, mademoiselle, je suis trop bien soigné ici.

Eugénie avait rayonné. Oh ! cela lui eût causé un gros chagrin de voir Philippe s’en aller, de ne plus le voir trois fois par jour ! Elle n’était pas coquette au sens large du mot, les parures n’avaient jamais semblé avoir un attrait sur elle. Elle s’habillait d’ordinaire très communément. Mais depuis que son cœur avait frémi et chanté, Eugénie — et cela au plus grand étonnement d’Amable — oui, Eugénie avait tiré de la caisse paternelle bien des dollars. Et ces dollars — c’était inouï — avaient été convertis en deux belles robes, quelques fins corsages, des bottines dernière mode et un chapeau. Oh ! mais un chapeau… qui avait coûté douze belles piastres ! Oui, c’était incroyable ! Amable, quand on lui avait montré le chapeau arrivant de chez la modiste et qu’on lui eût dit le prix qu’Eugénie en