Aller au contenu

Page:Féron - La vierge d'ivoire, c1930.djvu/9

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
6
LA VIERGE D’IVOIRE

construction en pierres grises, vieille peut-être de soixante-quinze ans, mais solide encore. Par la location d’une boutique de sellier en bas, tout à côté de son restaurant, et d’un logement en haut, avoisinant le sien, Amable arrivait, avec les bénéfices que donnait le restaurant, à mettre quelques épargnes à la banque.

Il avait une grosse famille : neuf enfants, dont huit filles et un garçon. Ce garçon, âgé de 19 ans, était l’aîné.

Malheureusement, presque tous les enfants du bossu étaient maladifs, et le pauvre homme ne cessait d’acheter des médicaments, des pilules, des toniques et des ci et des ça, sans compter les consultations et les visites des médecins. Mais passe encore, s’il ne se fût agi que de courir de temps à autre chez le pharmacien. Mais il y avait pire que cela dans la famille du restaurateur : il y avait un malade impotent, et c’était l’unique enfant mâle. À l’âge d’une dizaine d’années le bambin avait failli mourir de la fièvre scarlatine. On l’arracha à la mort, mais la paralysie s’empara de tous les membres de l’enfant, et depuis cette époque il était demeuré nuit et jour étendu sur un grabat, sans force et comme mourant à petit feu.

Sept années, énormément longues, s’étaient ainsi passées. Amable ne voulait pas voir mourir son unique rejeton mâle, et il n’avait pas regardé à la dépense pour essayer de ramener son fils à la santé et à la force. Il avait appelé les meilleurs médecins de Montréal, mais la science médicale était toujours demeurée impuissante à rendre la vigueur aux membres perclus.

C’était décourageant !

La maladie, sous quelque forme qu’elle se présente, est toujours une croix très lourde pour ceux qu’elle affecte et elle jette sur les joies intimes du foyer un voile sombre. Amable souffrait peut-être plus que son fils et il maigrissait excessivement. Naturellement, cette souffrance morale jointe aux travaux de tous genres finissait par aigrir quelque peu le caractère pourtant assez jovial d’Amable Beaudoin.

Quant à sa femme, on pouvait dire que c’était une vraie crème d’épouse. Et bien qu’elle fût maigre et chétive, elle demeurait vigoureuse. C’était une vaillante qui ne ménageait pas ses peines pour ses enfants. Et puis elle était d’un caractère égal, elle souriait toujours, beau temps mauvais temps, ne se plaignait jamais, et elle était l’ange de ce foyer.

C’est donc chez le Bossu Amable Beaudoin que Philippe Danjou alla, ce soir-là demander pitance.

Il était un peu après six heures.

Quand il pénétra dans la salle commune, il vit presque toutes les tables occupées par des personnes qui lui étaient inconnues. Il avait un moment espéré y découvrir une figure amie qui lui serait venue en aide peut-être. Mais non, tout ce monde lui était étranger.

Les tables et les clients étaient servis par deux des filles d’Amable, Eugénie et Clarisse. L’une, Eugénie, était âgée de 18 ans, l’autre avait 16 ans. Quant au propriétaire, il tenait la caisse juste au centre de l’établissement.

Philippe, au temps où il avait travaillé sur le port, avait mangé là quelquefois ; mais il y avait longtemps et il redoutait bien un peu de ne pas être reconnu. Il s’imaginait qu’à un ancien client le bossu ferait plutôt crédit qu’à un étranger. Il avait peut-être raison de penser ainsi.

Il entra dans le restaurant l’esprit inquiet et le cœur battant.

Après avoir passé en revue les mangeurs inconnus, le jeune homme avisa le grillage placé au milieu de la salle derrière lequel se tenait Amable Beaudoin.

Le bossu était généralement courtois, et à tout client ou étranger qui entrait chez lui il souriait et saluait de la tête.

Il sourit donc à Philippe qui, un peu rassuré par ce sourire de bon augure, s’approcha timidement.

— Bonjour, monsieur Beaudoin, prononça le jeune homme avec son plus beau sourire.