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LA GUERRE ET L’AMOUR

de ne pas troubler les réflexions du vieux en observant un silence complet. On savait que le vieux pêcheur aimait à prendre son temps avant de décider de telle ou telle chose ; mais on n’ignorait pas, d’un autre côté, qu’il faisait vite ce qu’une fois il avait décidé. On ne fut ni trompé ni désappointé. Tout à coup le capitaine proféra sur un ton résolu, et en promenant son regard clair sur ceux qui l’entouraient :

— Mes amis, demain, dans la nuit, si le temps est favorable et s’il fait bon vent, nous filerons avec l’Aurore.

Tout le monde respira d’aise, une joie brilla dans tous les yeux, comme si l’on venait d’échapper à un grand danger.

Mais il en avait durement coûté au vieux marin de prendre cette décision, tant il croyait encore que cette fuite vers une autre terre, équivaudrait à une désertion. Ancré dans son sang restait ce rude honneur du marin qui lui commande de n’abandonner son navire en détresse que le dernier. Oh ! s’il n’y avait eu que de son propre sort à décider… Mais il avait sa femme et sa fille, et il finissait par admettre que son premier devoir était de mettre ces deux faibles femmes, suivant que les circonstances le pouvaient permettre, à l’abri des malheurs qui les menaçaient… Or la notion de ce devoir et son amour pour ces deux êtres chers achevaient de faire taire ses scrupules. Il y avait en outre, chez le marin, pour renforcer sa décision, ce désir ardent, cette soif de lancer son navire dans le vent. L’inactivité dans laquelle il avait vécu pendant de longs mois lui faisait mal, et ce mal empirait de jour en jour, depuis que les Anglais étaient là et lui barraient le chemin de la mer. Ah ! combien de temps encore allait-il moisir dans cette crique étroite où il étouffait ? Depuis plusieurs jours déjà cette question lui revenait et le tourmentait. Enfin, convaincu qu’il fallait partir, le plaisir de se remettre à la voile, de filer sur la mer, malgré certains risques que le projet entraînait avec lui, et l’idée qu’il pourrait faire la nique aux Anglais le rendirent tout joyeux. Il se mit à rire.

— Oui, mes bons amis, reprit-il sur un ton confiant, demain soir nous prendrons la mer. Oh ! qu’on me donne seulement un peu de bon vent, et je défie bien les Anglais de me rattraper.

Ah ! oui, les Anglais… C’était là le plus gros risque à courir. On ne pouvait gagner la haute mer sans passer sous leur nez. Le jour, c’eût été une folie. Mais, par une nuit très obscure, le risque est moins gros. Et du moment qu’on pourrait sortir du port sans anicroche… Après, on s’en moquerait joliment. Le capitaine avait la certitude qu’aucun navire de la flotte de Warren ne pourrait suivre l’Aurore sous le vent et lui donner la chasse.

Allons ! c’était chose décidée, et chez le capitaine c’était comme chose faite.

Olivier, content du succès de sa mission et à peu près rassuré sur le sort de sa fiancée, fit ses adieux, embrassa longuement Louise et s’en alla, laissant Max sur la barque de pêche. L’Indien, alors, éprouva une joie surhumaine, mais une joie que personne ne pouvait percevoir ou deviner, tant l’impassibilité de tout son être demeurait impénétrable. Intérieurement il triomphait. Pour lui, Olivier ne comptait plus : ou il tomberait dans les combats futurs, ou les Anglais le feraient disparaître. Dès lors, Louise, qu’il aimait depuis si longtemps et qu’il désirait pour femme, lui appartiendrait.

♦     ♦

Si, après décision prise, un reste de scrupule s’était manifesté chez le capitaine, ce reste n’aurait pu subsister longtemps à la seule pensée que les Anglais, une fois devenus maîtres de Louisbourg, ne manqueraient pas de saisir les barques des pêcheurs, soit pour les détruire, soit pour les faire servir à leurs propres besoins. Perdre sa barque, c’était pour le capitaine un coup plus dur que la perte de sa maison. D’ailleurs, c’était tout ce qui lui restait de biens, son bateau, avec les quelques milliers d’écus qu’il avait soigneusement entassés dans un coffre de chêne lamé de fer et cadenassé.

Sans doute, avec ses écus il aurait pu, à la rigueur, faire construire un bateau, eut-il perdu l’Aurore. Mais, en y songeant, il lui semblait que nul autre bateau au monde ne pourrait remplacer l’Aurore. Ah ! non, il ne fallait pas que l’Aurore lui fût prise par les Anglais ! Autant valait perdre sa vie. Mais on ne la lui prendrait pas, sa barque, sa bonne et chère barque, il la sauverait… il la sauverait même à la barbe des Anglais. On allait bien voir…

De fait, la nuit suivante, l’Aurore se glissait doucement hors de la crique, suivant un étroit et sinueux canal qui aboutissait au bassin du port, franchissait le bassin, enfilait le goulet et piquait vers la mer. Là, sur l’océan, un grand vent soufflait du sud-est, tout juste le vent qu’il fallait. Et la nuit était noire, aussi noire qu’il était possible, sous un ciel chargé de nuages. Quelquefois une rafale apportait une pluie fine, étendant une sorte de brouil-