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LA GUERRE ET L’AMOUR

crème fouettée, les biscuits secs et tendres à la fois, les gâteaux aux noisettes… Non, le major n’en revenait plus. Et ce vin de cerises qui élargissait l’appétit tout en déliant les langues… Ce fut un festin pour les deux officiers, qui, à coup sûr, ne mangeaient pas aussi bien sur leur navire.

Carrington voulut en féliciter ses hôtes et plus particulièrement la jeune fille, sachant qu’elle avait elle-même apprêté la plupart de ces aliments.

— Jamais en ma vie, dit-il sur un ton convaincu, je n’ai mangé mets plus succulents et plus variés. C’est un véritable festin et que je n’oublierai jamais. Capitaine Dumont, je dois déclarer hautement que mademoiselle est une ménagère remarquable, et je vous demande la permission de lui offrir mes félicitations, pourvu que sa modestie ne s’en offusque point.

Louise, quoique un peu confuse, souriait aimablement.

— Et moi, monsieur le major, dit le capitaine content du compliment et se rengorgeant, je pense que j’ai le droit de vous déclarer non moins hautement que ma fille n’est pas comme toutes les filles, grâce à Dieu. Il y a de par ce monde, comme vous vous en doutez bien, beaucoup de jeunes filles qui, comme elle, ont reçu de l’instruction, mais qui vivent toujours avec la peur de se salir le bout des doigts. Ces filles-là, on les appelle les « demoiselles pincées ». Mais ma Louise, elle, n’est point pincée, bédame ! De cela je peux vous donner ma parole.

— Je vous crois, je vous crois, capitaine, assura Carrington qui reluquait Louise du coin de l’œil.

— Et vous croirez encore, monsieur l’officier, que c’est elle qui, en cette maison, fait à peu près tout de ses deux mains, voulant autant que possible épargner la besogne à sa vieille mère. Et si maintenant vous vous donnez la peine de lui regarder le bout des doigts, vous devrez bien convenir qu’ils ne sont pas trop sales.

Et le brave homme, rendu gaillard par le vin de cerises, riait d’un gros rire satisfait.

Le repas dura une heure. Seuls le capitaine et le major causaient. Louise, attentive au service de la table, ne disait qu’un mot par-ci par-là pour répondre aux questions qu’on lui posait ; tandis que la mère, plus loin, lavait et frottait ustensiles et vaisselles. Le compagnon du major mangeait lentement, faisant mine d’écouter ce qu’il ne comprenait pas ou ne comprenait qu’à demi. Mais de temps à autre Carrington lui donnait dans sa langue des explications ou faisait un court précis de ce qui venait de se dire. Quant à l’engagé, il restait silencieux, le nez dans son assiette, acceptant et avalant tout ce qu’on lui présentait. Il mangeait avec une gloutonnerie remarquable, paraissant pourvu d’un appétit d’ogre et d’un estomac d’éléphant. Parfois à voir la façon dont il les regardait, on avait l’impression qu’il allait avaler les plats tout ronds.

Pour finir le repas, qu’on aurait pu appeler pantagruélique, on but une tasse de café des Îles d’un arôme puissant. Puis on sortit pour aller faire la digestion dans l’ombrage des bois environnants.

Vers les trois heures, le major et son compagnon prirent congé avec force remerciements, éloges et louanges. Mais le capitaine ne voulut point laisser partir ainsi ses visiteurs.

— Un moment, dit-il. Vous n’allez pas partir comme ça, j’espère bien. Holà, Louise ! appela-t-il.

Et lorsque la jeune fille parut dans la porte :

— Dis-moi donc, ma fille, est-ce qu’il n’y aurait pas dans la cave un vieux reste de rhum ?

— Mais oui. Il en reste plus de la moitié d’un fût.

— À la bonne heure, si tu nous en apportais une goutte pour saluer le départ de nos amis…

Louise, l’instant d’après, apportait la liqueur et trois coupes de cristal.

On but le rhum, mais non sans faire quelques contorsions, tant il était fort. Le lieutenant Holbart, pour sa part, ne put l’avaler entièrement, ça l’étouffait. Il courut à l’étang, y plongea sa coupe et par deux fois la vida d’un trait.

Diable ! fit le major, qui ravalait difficilement sa salive, savez-vous, capitaine, qu’il y a dans cette boisson, délicieuse sans contredit, une infinité de petites grattes qui vous raclent joliment le gosier ?

Le vieux riait doucement.

— Il n’y a rien comme ça, dit-il, pour vous nettoyer le dedans. Vous me croirez si vous voulez, ce fût-là, je l’ai depuis pas moins de vingt ans, et lorsque je l’ai acheté aux Îles, il avait déjà une vingtaine d’années d’existence. En vérité, j’ai oublié l’âge exact que peut avoir cette boisson.

Le major demeurait toujours émerveillé. Il prit congé, content, charmé. Il s’inclina devant Louise, souhaita le bonheur à dame Dumont, serra avec force la main du capitaine et dit encore :

— Ah ! croyez-moi, capitaine Dumont, je n’oublierai jamais cette bonne hospitalité.

— Entre nous, répliqua le capitaine avec son sans-façon coutumier, il ne faut pas vous gêner. Quand vous passerez dans nos parages et si le cœur vous en dit, vous frapperez à notre porte. On aura toujours plaisir à vous revoir.