Page:Féron - Le dernier geste, 1944.djvu/60

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fait deux malheureux ; fallait-il que la fatalité vînt de nouveau mettre en ses mains le glaive du bourreau ? Hélas ! oui, une troisième fois elle se verrait armée du glaive et, bien malgré sa volonté, frapperait un cœur pur et innocent. En effet, elle s’aperçut, un jour, que Guillaume aussi l’aimait. Oui, ce Guillaume, ce bon enfant de la terre française qui n’eût pas fait de mal à une mouche, qui n’aurait pu piétiner une fleur sans en être peiné, et dont le dévouement sincère était sans bornes. Rarement un caractère d’homme aurait pu se comparer à celui de Guillaume : paisible, vaillant, d’humeur égale, probe, honnête, docile, serviable et généreux… le cœur sur la main. Jusque-là Guillaume n’avait encore fait aucun aveu de son amour. Ce fut par une après-midi ensoleillée, plusieurs jours après le départ de Carrington, alors qu’elle se trouvait aux champs seule avec lui, qu’il se décida à lui confier, bien timidement, avec l’accent d’un petit garçon fautif qui craint d’être grondé, « qu’il espérait avoir bientôt la demoiselle pour sa femme. » Louise aurait pu accepter l’aveu de ce jeune paysan fruste comme une plaisanterie et s’en moquer, et bien des jeunes filles, moins bien douées qu’elle de qualités physiques et morales, auraient agi ainsi. Mais Louise ne put que s’attendrir et de nouveau subir une grande souffrance à se voir encore contrainte de repousser une main honnête qui s’offrait. Car elle n’ignorait pas que sous cette grossière enveloppe masculine respirait un grand cœur, un cœur sur lequel toute femme pouvait se reposer dans la plus complète sécurité.

Cet incident l’amena à faire une supposition, celle que certaines circonstances pussent la forcer à ne choisir un mari, advenant, par exemple, la mort de ses parents ou la preuve qu’Olivier n’était plus de ce monde. Alors, mettant en présence Carrington et Guillaume, sur lequel des deux laisserait-elle tomber son choix ? En vérité, Louise n’avait aucun amour pour ces deux hommes. Qu’elle eût une grande estime pour le premier, une profonde sympathie pour le second, elle l’admettait sans peine. Moralement c’étaient à ses yeux deux cœurs d’hommes qui se valaient l’un l’autre. Mais par les qualités physiques et intellectuelles, pour ne pas parler de la position sociale de l’un ou de l’autre, Carrington l’emportait sans conteste. Carrington aurait donc été l’élu,

À la pauvre fille ainsi tourmentée, que réservait donc l’avenir ? Les événements allaient bientôt se précipiter et décider de son sort… Mais auparavant elle devait voir surgir de l’oubli un revenant, qu’elle aurait préféré voir à cent lieues, à l’autre bout du monde.

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Ce revenant n’était autre que Max, l’Indien Micmac.

Max n’avait pas succombé, au coup de couteau de Louise. Trop blessé pour lutter avec avantage contre la jeune fille qu’il voyait armée du couteau tout rouge encore de son sang, il avait simulé la mort par crainte d’un deuxième coup. Dès que Louise se fut enfuie, il se leva péniblement, ramassa son fusil et, tout chancelant, titubant, il gagna la forêt proche. Là, il cueillit une sorte d’herbe aromatique, qu’il mâcha et appliqua ensuite sur sa blessure. Il demeura à cette même place toute la nuit. Le lendemain, il constata avec une grande satisfaction que la blessure commençait à se cicatriser et qu’elle n’avait rien de très grave. Il attendit encore deux jours, se reposant, récupérant ses forces perdues. Puis, par bois, vallons et coteaux, il atteignit la côte nord de l’île où vivaient des gens de sa race. Il bâtit une hutte dans un endroit écarté et solitaire et s’y enferma pour méditer, comme aux temps anciens ces anachorètes des déserts égyptiens. Le refus de Louise de l’accepter pour mari l’avait rudement mortifié en le décevant ; néanmoins il aurait pu, avec le temps, ce grand guérisseur, oublier cette déception. Mais c’est le coup de couteau qui lui restait sur le cœur. Pour lui, c’était le pire affront qu’une femme blanche pût faire à un homme rouge. Et, c’était bien le cas de le dire, l’affront avait été sanglant. Un tel affront ne peut jamais sortir de la mémoire d’un sauvage, un tel affront demande et exige vengeance. Donc, Max avait résolu de laver l’affront et de le venger. C’est pourquoi il voulut réfléchir, afin de trouver une vengeance digne de l’affront reçu.

Max possédait une vive et fertile imagination ; néanmoins, en dépit de jours et de mois de méditation, il n’arrivait pas à trouver un plan de vengeance qui lui parût convenable. Pas moins de vingt projets s’étaient présentés à son cerveau, mais il les rejetait les uns après les autres. Ce ne fut qu’à l’été de 1758 qu’il crut enfin avoir trouvé une digne vengeance. Il allait la mettre en œuvre.

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Un jour que Louise se trouvait toute seule à la Cédrière, elle trouva soudain Max devant elle… oui, Max, en chair et en os et comme surgi d’une boîte à surprise.

Il est bon d’expliquer ici qu’il était venu à la Pointe-aux-Corbeaux un commerçant de chevaux de la Nouvelle-Angleterre. Guillaume avait vu les chevaux, et il avait fait des instances auprès de son patron pour lui faire acheter deux de ces bêtes, assurant que les semailles et les ré-