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LA GUERRE ET L’AMOUR

cevant partout la même réponse : on ne savait rien des gens de la Cédrière, on ne les avait pas vus. Des villageois, attirés par la curiosité ou la pitié, s’étaient rendus aux abords du formidable incendie qui, peut-être, dévorait à ce moment des êtres humains. Quelques-uns pensaient que vivant encore, ces êtres pouvaient avoir besoin de secours. Mais, comme Carrington, ils ne purent voir que des fumées se tordant dans un vacarme sans nom.

Et le vent continuait à souffler avec la même violence, On espéra que vers le soir il s’apaiserait : il n’en fut rien. Toute la nuit il rugit comme un monstre gigantesque et furieux, lâchant des clameurs de colère. Quand vint l’obscurité, on put voir de multiples flammes sillonner les colonnes de fumée. Ces flammes, par moments, s’élançaient dans le ciel comme des fusées, dansaient, s’agitaient en tous sens, serpentaient, se tordaient, crépitaient et tachetaient la voûte sombre du ciel de violet ou de pourpre.

Le jour suivant, un petit vent d’ouest seulement soufflait. Un vaste panache de fumée grisâtre vacillait au-dessus des bois, s’épandait mollement dans l’espace, enveloppait peu à peu toute l’atmosphère. Le soleil, légèrement voilé d’abord, prit l’aspect et la forme d’un large disque rougeâtre, semblable à un œil sanglant dans la face verte d’un mourant. Puis, sous ce nuage de fumée s’épaississant, il disparut, s’éteignit. Alors, toute la terre sembla s’immobiliser dans une sorte de vapeur grise et rousse, avec des souffles chauds des baleines brusques et tièdes répandant des senteurs de roui. De ce vaste suaire immobile et lourd tombait une pluie de cendres fines, si fines qu’elles paraissaient impalpables, avec des âcretés qui étreignaient la gorge en l’asséchant. Selon qu’elles étaient plus ou moins vives, plus ou moins denses et plus ou moins chaudes, ces cendres causaient des éternuements ou des accès de toux. Par moments, passaient dans l’espace assombri et funèbre des courants d’airs chauds qui alourdissaient l’atmosphère, la rendant irrespirable. Et ce voile qui se faisait, se condensait de plus en plus, obscurcissait les êtres et les choses comme un brouillard d’automne. À certains moments, la densité de la fumée s’accentuant, on ne voyait pas à dix pas de soi. Lorsqu’on parlait, les bouches éjectaient de la fumée, les narines fumaient, comme on voit sur les images la gueule et la narine fumantes des dragons. Et chaque fois que s’appesantissait sur la terre cette énorme nappe grise, la pluie de cendres devenait plus vive et plus pressée. Ces cendres étaient comme une poudre, une poussière qui pénétrait partout, dans les demeures les mieux closes et dans l’organisme humain lui-même, qui l’aspirait par la bouche et le nez. Elle séchait les lèvres et les craquelait. Elle se glissait sous les paupières et brûlait les yeux et les transformait en points rougeâtres. Les poitrines respiraient avec peine, elles étouffaient souvent. Et non seulement la cendre, mais la fumée aussi envahissait les maisons, et, là, l’atmosphère devenait si chargée qu’on se sentait plus à l’aise dehors, en plein dans le brouillard. Et les gens qui passaient ou marchaient dans ce brouillard portaient des figures blêmes, longues, inquiètes et quelquefois stupides d’effroi.

On pouvait s’effrayer à moins. Le jour était devenu comme un crépuscule d’hiver, par un temps nuageux ; mais, au lieu de la paix lourde de silence de ces crépuscules, celui-ci était troublé, remué par toutes sortes de bruits sourds et vagues qui semblaient venir du sein de la terre, comme si le globe terrestre eût craqué de toutes parts avant d’éclater et de s’abîmer dans le néant. Et le sol avait des tremblements brusques, saccadés, des frissonnements longs, des grelottements qui le secouaient jusqu’à d’immenses profondeurs, semblait-il. Parfois on croyait que tout l’univers oscillait et chancelait sur ses bases, semant partout le vertige.

Touts ces bruits, ces secousses, ces pulsations, ces frémissements, ces vibrations étranges de la terre étaient causés par l’incendie sans cesse rugissant dans les bois que cachait toujours l’opaque nuage de fumée et de cendre. Le craquement des bois, le sifflement des flammes, le bourdonnement des tourbillons de fumée, le pétillement des branchages résineux, le crépitement des braises et des brandons, le déchirement qui se faisait dans la fibre des troncs, le gémissement des rameaux flambant comme des torches, le grésillement des gommes, la torsion des racines géantes, leur dislocation, leur brisement affreux, alors que le fantastique géant, qu’elles retenaient avec tant de solidité à la croûte terrestre, penchait peu à peu son torse énorme vers la terre où il allait bientôt s’écraser, tout cela, vous emplissait l’espace de grondements sourds, de rugissements étouffés, de crissements aigus ou confus, de halètements de bêtes égorgées. Puis le grand et lourd tronc de cèdre ou de pin, brisant ses attaches dans un dernier spasme d’agonie, s’abattait pesamment dans le brasier, laissant à ses pieds une large et profonde déchirure d’où s’échappait une buée rouge. Alors, au choc du géant tombé, la terre était secouée, ébranlée pendant un long moment, tandis qu’une trombe de cendres ardentes s’élançait, montait dans l’espace où le vent l’empoignait, la brisait, puis l’éparpillait de toutes parts. Et à chaque instant, un, deux, trois, quelquefois dix et vingt de ces