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LE DRAPEAU BLANC

— Oui, oui, usez de votre autorité, tandis que vous me tenez prisonnière dans un coupe-gorge !

Un léger heurt dans la porte interrompit cette petite scène de ménage, à laquelle d’ailleurs ces deux personnages étaient accoutumés, tellement elle se renouvelait à tout bout de champ et pour un rien. Autant de cordes l’on cassait, autant l’on en rattachait sans que jamais les bouts échappassent tout à fait à l’un ou à l’autre.

Péan commanda d’entrer, et Foissan parut.

Mme Péan, par l’habitude qu’elle possédait de commander à ses nerfs et à sa volonté, retrouva d’emblée son sourire ravissant.

— Et quelles nouvelles apportez-vous ? interrogea vivement Péan.

— En premier lieu, celle que Flambard nous a échappé, répondit Foissan avec un geste de colère. Il raconta les deux embuscades tendues au spadassin et que celui-ci avait esquivées.

— Enfer ! hurla Péan, nous voici en belle posture ? Que ne l’avez-vous poursuivi ?

— J’avais donné des ordres à cet effet, mais mes gens se sont trouvés déroutés par une autre nouvelle.

— Quelle nouvelle ?

— Que Monsieur de Lévis était hier au Fort Richelieu et en route pour Québec.

— En route pour Québec ! fit Péan consterné.

— C’est-à-dire, reprit Foissan, que demain, que dis-je, aujourd’hui, puisqu’il est une heure de nuit, il sera aux Trois-Rivières.

— Ciel ! nous sommes partis trop tard ! exclama Mme Péan en pâlissant.

Sombre et agité, Péan s’était mis à marcher par le salon.

— Oui, gronda-t-il entre ses dents, Lévis sera avec l’armée et devant Québec avant que cet imbécile de Ramezay ne se soit rendu aux Anglais.

— Monsieur, murmura humblement Foissan, je suis tout chagriné et tout aussi consterné que vous-même : et dans le but de remédier aux choses, croyez que je suis prêt à exécuter vos ordres aux mieux de mes capacités.

Péan se borna à grommeler des choses inintelligibles. Il continuait d’arpenter la pièce d’un pas saccadé. Il secouait avec rage son jabot ou relevait brusquement les dentelles qui tombaient sur ses mains grasses et blanches. Il s’arrêtait de temps en temps, comme pour mieux saisir une idée qui voulait lui échapper, frappait du pied de son soulier verni à haut talon, puis reprenait sa marche sous les regards perplexes de sa femme et du garde. Tous trois gardaient un silence plein d’orage, presque funèbre, et dans ce silence on n’entendait que le crépitement des flammes de la cheminée et le bruissement des basques de satin bleu de Péan qui frottaient sa culotte de soie rose. Les bruits de la salle commune n’arrivaient là que mourants, et à peine perceptibles.

Mme Péan s’était assise sur un canapé placé au coin de la cheminée.

Après un long silence, elle dit :

— Cher ami, il y a peut-être encore moyen de tout accommoder. Nous ne nous rendrons pas aux Trois-Rivières et rebrousserons chemin ici. Qui dira à Monsieur de Ramezay que j’arrive de la Pointe-aux-Trembles ? Pas moi, assurément !

— Ni moi, madame, affirma Foissan.

— Et après ? interrogea Péan qui venait de s’arrêter.

— Préparons le message convenu, reprit Mme Péan, et dès demain retournons à Québec.

— Demain, chère amie ? mais c’est trop tôt. Nous ne pouvons avoir quitté Québec aujourd’hui et revenir demain des Trois-Rivières ; Monsieur de Ramezay soupçonnera quelque chose.

— Après-demain, si vous voulez ; et nous en serons quittes pour demeurer dans ce bouge un peu plus longtemps que nous n’aurons voulu.

— Je crois que Madame a raison, émit Foissan. Et puis l’arrivée de Monsieur de Lévis aux Trois-Rivières demain contribuera à donner plus de poids au message que nous forgerons.

— Allons, dit Péan en riant, ne perdez pas la tête, ami Foissan ; car sachez que nous avons fait savoir à Monsieur de Ramezay que le marquis de Lévis se trouvait aux Trois-Rivières et non à Montréal.

Foissan rougit et se tut.

— Eh bien ! que décidez-vous ? interrogea Mme Péan.

— Je décide que c’est dit : nous n’irons pas plus loin et reprendrons la route de la capitale après-demain.