Page:Féron - Le siège de Québec, 1927.djvu/71

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
69
LE SIÈGE DE QUÉBEC

sa compagne, de lumières éblouissantes. À quelques pas en arrière de ces deux personnages, la bande des jouisseurs effrénés demeurait immobile : les hommes avaient la main à la poignée de leurs épées, les femmes s’accrochaient aux bras de leurs amants. Quelques-unes avaient furtivement décroché des panoplies une dague, un poignard, un stylet et même un pistolet, et ces armes, elles les avaient prestement glissées dans leurs corsages.

L’intendant fit un geste à un domestique. Celui-ci ouvrit la porte à deux battants. Alors, sous la voûte du péristyle où venaient mourir les rayons des lustres, et sur le fond noir de la nuit se découpa la haute et sombre silhouette de Flambard. Il franchit le seuil de la porte et pénétra dans le vestibule. La porte fut refermée doucement derrière lui. Il enleva son feutre, un sourire quelque peu narquois semblait se jouer sur ses lèvres blêmes. À cet instant, plusieurs jeunes femmes, qui ne connaissaient pas Flambard, firent deux ou trois pas en avant pour mieux voir ce visiteur, dont le nom était devenu célèbre. Flambard leur adressa un sourire large tout en exécutant une révérence cérémonieuse. Les curieuses, stupéfaites mais ravies, retraitèrent immédiatement comme ces petites chattes qui à reculons s’éloignent prudemment du jeune dogue qui leur a souri. Puis, devant Mme Péan le spadassin s’inclina jusqu’à terre disant de sa voix nasillante :

— Madame, je vous prie de me pardonner cette indigne intrusion de ma part ; mais je suis venu remplir auprès de Monsieur l’intendant une mission importante… si importante qu’elle ne saurait admettre ni retard ni délai.

Tout le monde avait remarqué que le ferrailleur apparaissait sans arme… du moins sans rapière. Cette constatation parut soulager un grand nombre de femmes, et, peut-être, d’hommes aussi.

L’intendant, dont le sourire n’était pas moins narquois que celui de son visiteur, prit la parole :

— Monsieur, la maîtresse de céans vous pardonne de tout esprit. Quant à l’intendant-royal, il est tout disposé à vous entendre, du moment que vous ne vous présentez pas en ennemi.

— En ennemi ? sourit Flambard. Cela dépend de l’accueil qu’on me fera. Si l’accueil est cordial, tel qu’il me semble déjà le voir, je me contenterai de remplir paisiblement ma mission, ou plutôt la mission dont j’ai été chargé. Je dois avouer que je suis tout confondu d’avoir troublé aussi magnifique fête que celle-ci.

— Oh ! aucun trouble, mon ami, ne nous est causé, aucun, je vous l’assure, répliqua Bigot. Mais si vous daignez nous faire connaître de suite cette mission…

— Monsieur l’intendant, interrompit Flambard, je suis venu ici chercher un enfant.

— Un enfant ! fit Bigot avec surprise, mais une surprise que seul l’œil de lynx du spadassin put saisir. Je pense que vous arrivez trop tard.

— Ah ! ah ! vous dites trop tard ? C’est ce que je devrai constater de moi-même.

Et ce disant le spadassin fit quelques pas vers l’intendant et ses gens pressés derrière lui.

— Un moment ! dit Bigot avec autorité, du geste imposant au spadassin l’ordre de ne pas avancer.

Flambard venait de s’arrêter sous le premier lustre, et la profusion des lumières faisait prodigieusement valoir l’énergique audace de son masque légèrement cuivré, la mobilité de ses yeux perçants et surtout la hauteur de sa taille dont on pouvait aisément deviner l’extraordinaire souplesse. Devant cet homme Bigot, de taille plutôt petite, avait l’air d’un nain se mesurant à l’ombre amplifiée d’un géant. Avec un geste autoritaire et hautain il essayait de s’élever pour dominer. Mais il était dominé par Flambard, il se sentait dominé, comme toute sa bande à cet instant subissait elle aussi la domination du bretteur impassible. Bigot en ressentait une certaine jalousie qui piquait son orgueil. Excessivement vaniteux, il prenait plaisir à faire attendre les grands personnages qu’appelaient chez lui certaines affaires. Il y avait des moments où cet homme était presque impossible d’abord. Il avait refusé à diverses reprises, sous prétexte de besognes pressantes, des entrevues au Marquis de Montcalm, à M. de Lévis, et à d’autres. Il avait même, une fois, refusé de recevoir M. de Vaudreuil en le faisant informer qu’il se trouvait déjà en audience et qu’il le recevrait volontiers le lendemain. À certains jours, selon l’humeur qu’il avait, il faisait ouvrir toutes grandes ses portes devant le visiteur annoncé. Toutefois, pour les inimitiés, les petits fonctionnaires — et ce caprice de tempérament nous paraît inexplicable — il semblait quelque peu condescendant et les faisait rarement attendre. Et s’il ne les recevait pas lui-même, il donnait instructions qu’on s’occupât des demandes ou des besoins de ces personnes. Ceci nous fait donc comprendre que si, ce soir-là, Bigot avait de suite reçu Flambard, c’est qu’il ne lui reconnaissait pas la qualité de grand personnage ; et peut-être aussi avait-il pensé pouvoir s’amuser aux dépens de ce visiteur importun. Si tel avait été son désir, il se trouvait fort déçu : car, selon les premières apparences, c’est Flambard qui semblait être venu pour s’amuser… mais s’amuser peut-être à un jeu terrible, car il avait demandé un enfant !

Un enfant !

Bigot avait seulement feint la surprise, il avait deviné. Un moment il pensa qu’on pourrait tourner le spadassin en ridicule, et donner à sa fête un impromptu auquel personne, certes, n’avait pu s’attendre. Puis en voyant Flambard prendre une attitude dominatrice, il sentit une sourde colère gronder en son être. Si, à cette minute, Bigot avait pu tuer Flambard par la pensée, le spadassin serait tombé raide mort, tant cette pensée était accentuée de rage sanguinaire. Et c’eût été la seule arme pour tuer sûrement, irrémédiablement. Car Bigot commençait à croire que cet homme était protégé par une puissance surnaturelle, car l’épée ou la poudre n’avait pas même entamé la peau cuivrée de ce grand diable. Le feu et l’eau n’avaient pas eu raison davantage. Les