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LE SIÈGE DE QUÉBEC

ne découlait pas de sa générosité uniquement. Cadet, appuyé par Berryer, intriguait depuis un certain temps auprès de hauts personnages de la Cour de Versailles pour se faire donner par Louis XV des lettres de noblesse. Il demandait peu… une simple particule couronnée d’une baronnerie. Avec cette particule et son immense fortune il pensait venir plus tard à la cour, et là éclipser la plus haute gentilhommerie. C’était le grand rêve de Cadet. Mais le beau rêve n’allait pas se réaliser : d’abord les Anglais prendraient quelques-uns de ses navires et ce qu’ils contenaient sans en payer la valeur au munitionnaire ; et plus tard, en 1761, le roi prendrait tout simplement les autres navires sans gratifier Monsieur Cadet ni d’une particule ni d’une baronnerie. Et le grand munitionnaire de la Nouvelle-France, en remettant le pied en France, allait se voir conspué, honni, saisi, dépouillé de ses richesses mal acquises, et, enfin, chassé de sa patrie.

Aux Trois-Rivières, Bréart achevait de charger les vivres commandées par Vaudreuil. Foissan obtint qu’on négligeât le chargement du convoi et qu’on s’occupât sans délai des 400 sacs de farine commandés par Wolfe. Les navires de Cadet allaient ainsi précéder seulement de quelques heures le convoi. Et c’est Simon Fraser qui l’avait voulu ainsi, afin de prévenir Holmes qui, avec ses navires, envelopperait le convoi et s’en rendrait maître.

Les navires de Cadet mirent à la voile au déclin du jour le 10 septembre, par un vent assez favorable ; et le convoi de Bréart appareillerait dès l’aube du jour suivant. Heureusement pour ce convoi, un contre-ordre de Vaudreuil allait l’arrêter près de Batiscan, parce que Montcalm avait surpris l’étrange mouvement des navires de Holmes près de la Pointe-aux-Trembles où il s’était rendu, le 9, pour y étudier les portes de défense et pour s’assurer que le convoi ne courrait nul danger. Le convoi s’était donc arrêté à Batiscan pour y attendre de nouvelles instructions.

Vers le crépuscule du 12, les navires de Cadet mouillèrent à deux milles en amont de la Pointe-aux-Trembles. Ils attendaient la nuit pour joindre les vaisseaux de Holmes à environ quatre milles de là. Un bon vent du sud-ouest soufflait. Foissan et Simon Fraser, montés sur le navire portant les 400 sacs de farine, guettaient le moment propice pour continuer leur chemin. Une petite barque, conduite par un nautonier canadien et gagnant tout probablement la Pointe-aux-Trembles, passa à portée des voix des navires de Cadet.

Foissan interpella le nautonier :

— Hé ! mon ami, peux-tu me dire si le reste du convoi suit ?

Le marin, surpris, reconnut Foissan, et croyant que ces navires composaient l’avant-garde du convoi, il répondit :

— Non, monsieur. Le convoi a reçu ordre de mouiller à Batiscan !

Foissan et Simon Fraser se regardèrent avec surprise.

— C’est bon, répliqua Foissan, nous l’attendrons !

Dans le grand vent la barque filait déjà rapidement vers la Pointe-aux-Trembles.

— Oh ! oh ! dit Fraser, je pense que nos projets ont été devinés !

— Faut-il continuer quand même ? interrogea Foissan.

— Sans doute. Nous avons de la besogne à faire cette nuit. Il vente bon, le ciel est couvert, tout va bien…

Et Simon Fraser avait ébauché un sourire que n’avait pas vu Foissan.

L’obscurité était venue. Les navires hissèrent de nouveau leurs voiles et se mirent à glisser rapidement et silencieusement sur les eaux moutonneuses du fleuve.

À six heures et demie ils passaient devant la Pointe-aux-Trembles sans avoir été aperçus. À sept heures, le navire de Holmes venu à leur rencontre les accostait. Simon Fraser eut un long colloque avec le vice-amiral anglais, puis il vint dire à Foissan qu’on se rendrait jusqu’à l’Anse au Foulon pour transborder la farine sur l’un des vaisseaux du général Wolfe. Foissan demanda alors si l’on devait renvoyer les trois autres navires de Cadet dont on n’avait plus besoin.

— Bah ! répliqua Fraser, ils s’en retourneront, tous quatre comme ils sont venus.

Comme on peut le deviner, Foissan n’était pas du complot, et pour être juste, il livrait aux Anglais des marchandises, mais il ne livrait pas le pays. Mais il est fort probable que ce pays, qui n’était pas le sien, il l’eût vendu pour une somme d’argent quelconque. Quoiqu’il en soit, on se remit en marche vers l’Anse au Foulon. Ce ne fut pas sans étonnement que Foissan remarqua que les navires de Holmes suivaient à peu de distance. Il ne fit nulle observation, que lui importait ! Bientôt, il allait toucher sa prime de deux cents livres sterling, et c’était tout ce qui comptait.

À dix heures on arriva en vue des vaisseaux de Wolfe. De suite le vaisseau qui portait Holmes, dépassa les navires de Cadet et alla aborder celui du général anglais. Peu après, une barque vint chercher Foissan et Simon Fraser. Foissan fut conduit près du général Wolfe qui était dans sa cabine avec Holmes et un autre officier.

— Mon ami, dit le général, voici les deux mille deux cents livres convenues pour la farine. Va trouver Monsieur Cadet et lui fait part de ma gratitude !

Foissan fut descendu dans la barque qui l’avait amené au navire de Wolfe, puis dirigé sur la rive sud du fleuve où on lui signifia de décamper.

Le général anglais, tenait maintenant en sa main tous les atouts. Une heure après, une cinquantaine de berges chargées de soldats se dirigeaient en silence vers l’Anse au Foulon. La première de ces berges portait Fraser et trente hommes résolus. En même temps les canons de la flotte devant Beauport et ceux de Lévis commençaient à bombarder et le camp de Montcalm et la capitale.

Il passait onze heures.

La berge de Simon Fraser toucha le rivage de l’Anse. Quatre sentinelles étaient là.

— Qui vive ? cria l’une d’elles.

— Les vivres de l’armée ! répondit Fraser à voix basse.