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et solide, saisit Saint-Vallier à la gorge et demanda d’une voix sourde :

— Qui es-tu ?

Saint-Vallier ne répondit pas. Sa première pensée fut de faire lâcher son cou et d’empêcher le veilleur d’appeler à l’aide. Une courte lutte s’engagea entre les deux hommes. Saint-Vallier réussit à faire lâcher sa gorge, et essaya de terrasser son adversaire pour le réduire à l’impuissance. Mais le veilleur était plus solide encore qu’il n’en avait l’air, et Saint-Vallier comprit que la lutte pouvait durer longtemps, assez longtemps pour que les matelots et les officiers du navire, en revenant de la ville, s’emparent de lui et le jettent en un cabanon, à fond de cale, tout semblable à celui où gisait Du Calvet.

Mais le veilleur, lui, sentait probablement qu’il ne pouvait soutenir longtemps cette lutte, car il poussa un appel au secours.

Saint-Vallier lui posa une main sur la bouche.

— Animal, gronda-t-il en même temps, as-tu envie de me faire pendre par tes gueux de maîtres !

Mais le cri du matelot, heureusement, fut étouffé par le vent qui mugissait.

Il fallait pourtant mettre un terme à cette lutte. Saint-Vallier aurait pu par un coup de poignard se débarrasser de l’homme, mais il avait horreur de l’assassinat, à moins que sa vie ne fût positivement en danger. Or, ce danger se présenta, quand le matelot glissa rapidement une main à sa ceinture pour y prendre un pistolet. Saint-Vallier ne vit pas le geste, il le devina. Aussi, sa résolution fut-elle vite prise. Plus rapide que le matelot, il saisit un poignard sous son manteau, et juste au moment où son adversaire apprêtait la détente de son arme, il leva le bras et l’abaissa avec la vitesse de l’éclair. Par deux fois il plongea la lame du poignard dans l’épaule gauche du veilleur qui lâcha prise, échappa son pistolet et s’écrasa sur le pont. Saint-Vallier leva son poignard pour la troisième fois, et cette fois il l’enfonça dans le cœur du matelot. La mort de ce dernier fut presque instantanée. Alors Saint-Vallier eut cette pensée :

— Si ce cadavre est découvert, la défiance sera mise en éveil sur le navire, et il ne me sera peut-être plus possible d’y revenir.

Sans plus tarder, il souleva l’homme, le porta jusqu’au parapet et le laissa tomber dans les flots du fleuve. Puis il courut au mât d’artimon et agita la lanterne d’une certaine façon pour revenir près de l’écoutille et attendre.

Dix minutes s’écoulèrent, puis une voix monta du fleuve :

— Saint-Vallier, est-ce vous ?

— Oui, répondit Saint-Vallier, approchez. L’instant d’après il attrapait au vol l’échelle de corde et descendait dans l’embarcation qui, à toutes rames, reprit le chemin de la ville.

Saint-Vallier entraîna ses hommes à une auberge de la basse-ville et leur fit servir des eaux-de-vie.

Mais l’un d’eux à ce moment jeta un cri de surprise en regardant le jeune homme avec attention.

— Qu’est-ce donc ? demanda Saint-Vallier.

— Du sang… vous en êtes tout plein, répondit l’homme.

En effet, le jeune homme avait du sang aux mains, au visage et sur sa chemise.

Il sourit, se pencha à l’oreille de ses hommes et murmura :

— N’en dites rien… c’est un pauvre diable d’anglais que j’ai été forcé d’expédier au paradis de ses aïeux !

Puis il jeta sur la table une bourse pleine de pièces d’or en disant :

— Restaurez-vous à ma santé, mes braves, et bonne nuit :

Il quitta l’auberge.


VI

DANS LE CABANON


C’était dans un cabanon placé à peu près au centre du navire que Du Calvet avait été enfermé après son arrestation à Trois-Rivières, c’est-à-dire un cachot étroit qui ne recevait aucune clarté du jour. Ce cabanon, et il y en avait d’autres, était réservé au châtiment de la mutinerie. On jetait le matelot en pleine noirceur pour quarante-huit heures, sans boire ni manger. Il n’y avait ni lit, ni siège, ni luminaire. Si le pauvre diable devenait trop las, il s’étendait sur le parquet.

Pour Du Calvet on avait eu quelques douceurs : on lui avait donné un lit de camp, un escabeau et une petite table ainsi que l’usage d’une lanterne. Trois fois par jour le cuisinier du bord, accompagné d’un matelot, lui apportait des mets abondants et assez bien apprêtés. Du Calvet pouvait donc manger à sa faim, boire et dormir. Mais, tout comme Saint-Vallier, il avait trouvé que ces bonnes choses ne suffisaient pas à l’existence de l’homme, et naturellement, il devait souffrir.

Lorsqu’il était fatigué du lit, il marchait par l’étroit cachot, c’est-à-dire qu’il ne fai-