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étrangère à l’autre, une race dans un pays, sur une terre, sous un ciel qu’elle ne pourrait un jour réclamer comme siens. Du Calvet pensait avec raison que d’accepter cette combinaison c’était s’exposer à un problème bien plus difficile de solution, pour ne pas dire impossible, que le problème de la reconquête du Canada par les fils de la race.

Voilà quelques-unes des idées qui tourmentaient les esprits, et l’on peut concevoir l’inquiétude et l’agitation qui régnaient non seulement sous les toits modestes et pauvres, mais aussi sous les toits bourgeois.

Le calendrier marquait lundi, 25 septembre.

C’était une maison massive et sévère de style qu’habitait Pierre Du Calvet. Élevée sur une éminence et entourée d’un grand parc planté d’ormes et de peupliers elle dominait, au sud, le fleuve Saint-Laurent, à l’est, la rivière Saint-Maurice, et à l’ouest, les toits et les pignons de la petite ville. Parmi les grosses constructions qui donnaient une certaine importance à la ville, se dressait la masse grise et imposante du Couvent des Ursulines au-dessus de laquelle s’élevait le clocher de la chapelle. Du côté du fleuve on découvrait de grands bâtiments : c’étaient des entrepôts et des magasins. À l’ouest et au nord se dressaient encore d’anciennes palissades qui avaient été élevées pour servir de fort et de rempart contre les incursions des sauvages. À l’est, du côté de la rivière Saint-Maurice, se trouvaient les chantiers et les magasins de bois : l’industrie des bois, qui avait pris naissance en la petite ville, allait au cours du siècle suivant s’étendre à tout le Canada et devenir l’un des puissants facteurs de sa prospérité.

Pénétrons dans la maison du sieur Du Calvet. Il venait d’entrer dans sa bibliothèque en compagnie de son fils unique âgé de vingt ans.

C’était après le repas du midi.

La pièce était très spacieuse, mais sombre et sévèrement meublée. C’était le sanctuaire du travailleur et du penseur. Une grande cheminée, qu’on entretenait par ces jours de pluies et de vents, répandait une chaleur tiède.

Sur deux pans de mur étaient disposés des rayons remplis de livres. Nulle décoration ne se voyait, hormis quatre tableaux à la peinture un peu sombre. C’étaient les portraits du fils de Du Calvet, alors qu’il était âgé de cinq ans, celui de Mme Du Calvet, mais à une époque où elle était encore jeune, puis le portrait du roi Henri iv et celui de l’amiral de Coligny. Ces portraits ne portaient le nom d’aucun peintre, mais par le manque de coloris, par l’indécision de la forme, par l’uniformité des contours, l’on pouvait penser que ces portraits n’étaient pas nés sous le pinceau d’un peintre illustre. Mais comme il était dit que Du Calvet s’était déjà essayé dans l’art de peindre et de représenter des figures, on aurait pu attribuer au maître de céans la paternité de ces œuvres.

Du Calvet était âgé de 56 ans. Il avait l’air plus vieux qu’il n’était en réalité par rapport au physique qui s’était un peu usé aux rudes travaux de la plume. Mais intellectuellement et moralement l’homme était dans toute la force de la maturité. Il était de taille ordinaire, un peu voûté lorsqu’il méditait. Mais dans les accès de colère il se redressait vivement, et l’on pouvait croire que dans ce corps vieilli avant l’âge vivait encore une sève jeune et vigoureuse.

Sa figure était généralement sévère et digne. Rarement le rire tombait de ses lèvres ; mais ces mêmes lèvres n’avaient pas perdu l’habitude de sourire de temps à autre. Elles étaient minces et sèches et les paroles qu’elles émettaient avaient des vibrations métalliques. Ceux qui connaissaient ce gentilhomme français savaient que sous sa gravité apparente éclatait souvent la plus franche jovialité. Dans la vie Du Calvet s’était fixé deux points de mire : sa famille, son pays. Pour son fils et sa femme il avait une tendresse que peu d’hommes peuvent se vanter d’avoir. Toute son existence il l’avait voulu consacrer à l’honneur et au bonheur de sa famille et de sa race. Il n’avait jamais dévié. Ses yeux gris et bleus, petits et très mobiles, exprimaient le plus souvent une énergie rude et indomptable, et par le fait même ils décelaient de suite une nature souvent brusque et parfois violente, surtout dans les moments de contrariété ou lorsque de trop grands soucis martelaient son esprit. Son verbe était généralement suave et profond dans les moments d’abandon familial ; mais il devenait de suite retentissant et sonore comme un clairon lorsqu’il commandait, et tranchant et quelque peu narquois dans les âpres discussions des affaires publiques. Il était donc plutôt d’un tempérament fougueux. On connaissait son intransigeance sur les droits acquis par sa race, et cette intransigeance le portait fort souvent à des violences de langage et à de terribles virulences qu’à maintes reprises on lui avait reprochées. Mais homme de probité et d’honneur, il était respecté et hautement admiré par ses compatriotes. Il aurait pu être un