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LES TROIS GRENADIERS

son et qui en était le maître, nous pourrions traduire ainsi :


« Celui qui veut faire quelque chose, doit le faire sans tarder. »


En effet, la maison était la propriété d’un négociant, nommé LeQuesnel, qui venu en Canada sans autre capital que sa jeunesse, ses talents et quelques deniers, s’était jeté hardiment dans le commerce et avait réussi en quelque vingt années de durs labeurs, de patience, de sacrifices, à accumuler des écus et à édifier une fortune respectable. Il avait fait sans tarder, parce qu’il avait voulu. Et cet homme, jeune encore avec ses cinquante années, pouvait encore regarder devant lui un assez long avenir, et un avenir doré.

LeQuesnel était un ami de Bréart et, par ricochet, un ami des Bigot, des Cadet, des Péan. Lorsque la ville de Québec eut passé aux mains des soldats victorieux du général Wolfe, les fonctionnaires qui se trouvaient à ce moment hors de la cité durent gagner Ville-Marie ou les Trois-Rivières. Parmi ceux qui s’étaient retirés à ce dernier endroit se trouvait Péan. Celui-ci ne possédait pas d’habitation en cette ville, et, en attendant que Québec fût reprise aux Anglais, il avait reçu l’hospitalité de LeQuesnel qui lui avait cédé la moitié de sa maison. Comme on le comprend, depuis l’automne précédent le sieur Péan occupait avec sa femme et ses domestiques une moitié de la maison, et l’autre moitié était habitée par le propriétaire avec sa famille et son monde.

À présent que nous savons exactement où nous sommes, entrons dans la maison, mais non chez les LeQuesnel avec qui nous n’avons nulle affaire, pas à ce moment du moins, mais dans cette partie habitée par Péan et sa femme.

Il est sept heures.

Après avoir traversé un large vestibule et de plafond très haut, nous passons par un immense salon, puis nous franchissons une autre pièce spacieuse et quelconque, puis encore un large passage qui ressemble à un vestibule, et nous pénétrons dans une grande et fort belle salle à manger contiguë aux cuisines. Cette salle est un peu froide, car il ne s’y trouve point de foyer, et l’unique chaleur qu’on y respire vient des cuisines en passant à travers une sorte de soupiraux ou bouches de chaleur pratiqués dans les murs. En outre, il y fait trop sombre… D’abord les murs sont recouverts de boiseries de chêne, le plafond haut est peint à fresque de couleurs sombres, devant les croisées sont tendus d’épais rideaux de velours bleu, et, enfin, un unique candélabre à trois branches éclaire ce soir-là le réfectoire, et ce candélabre est posé sur une table qui occupe le milieu de la pièce. Là, nul bruit, car fenêtres et volets sont clos et les portes hermétiquement fermées. Néanmoins, de temps en temps, on peut percevoir quelques bruits confus, bruits qui par voie des bouches de chaleur arrivent de la cuisine. À la table, somptueusement servie, nous retrouvons deux personnages fort intéressants : le sieur Péan et sa femme.

Le premier est enveloppé dans une sorte de robe de chambre doublée et bordée de fourrure de renard, tandis que Mme Péan porte sur ses belles épaules une fourrure d’hermine.

Péan boit énormément de vin et mange peu.

Mme Péan grignote un biscuit qu’elle trempe dans une coupe de vin rouge.

Tous deux sont silencieux.

Péan a, ce soir-là, une physionomie sereine, et quelque peu souriante et moqueuse. Mais sa femme nous montre un visage renfrogné, joli quand même si l’on veut, et des sourcils contractés, des lèvres qui se pincent, et des yeux, toujours très beaux, qui brillent d’éclats tempétueux. Ses mouvements et gestes, en outre, sont brusques et nerveux. De temps à autre elle darde des regards terribles sur son époux que celui-ci, d’ailleurs, évite avec soin, redoutant peut-être que ces regards chargés n’éclatent comme une mitraille et ne le tuent d’un seul coup.

Tout de même, la jolie Mme Péan n’a rien perdu de sa beauté plastique ; on la croirait même rajeunie, même rafraîchie. Son teint riche éblouit, quoique ce teint soit habilement maquillé. Elle porte une robe de soie bleu-foncé qui ne manque pas de faire ressortir la chair quasi laiteuse de ses bras nus. Sous l’hermine on ne peut voir ni la nuque ni la gorge, mais on devine que tout y est parfait.

Mais elle a quelquefois des mouvements si violents que Péan perd malgré lui de sa sérénité et fronce les sourcils, et l’on croi-