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LES TROIS GRENADIERS

quelque peut troublée. Ces noms lui étaient inconnus… ou, si elle les avait entendus déjà, elle les avait oubliés.

— Qui peuvent être ce Chevalier de Pertuluis et son écuyer… Des nouveaux venus de France… de Louisiane peut-être ?

Alors lui vint le souvenir de Foissan.

— Foissan !… murmura-t-elle. Oh ! je devine. C’est lui qui m’appelle à son chevet. J’en avais eu le pressentiment. Il a donné dans un piège pour tomber entre les mains de Vaucourt et de Flambard. Il est sans doute ou blessé gravement ou condamné à mort pour espionnage et trahison. Eh bien ! j’y vais… Oh ! gronda-t-elle, Foissan doit avoir, en effet, de terribles révélations à me faire… de ces révélations qui, peut-être, me permettront de faire rentrer Monsieur Bigot dans l’ordre et de foudroyer cette petite Deladier qui m’a supplantée. Oh ! si cela est ainsi, comme je vais me venger terriblement, cruellement, férocement…

Jamais encore Mme Péan n’avait paru aussi terrible et vindicative. Elle s’était redressée, elle avait cambré sa taille aussi souple que celle d’un félin, et sa figure s’était animée curieusement, son bras nu et blanc s’était élevé, et les battements violents de son sein, son souffle devenu rauque, sa bouche tordue par la férocité, tout lui donnait un aspect vraiment étrange et admirable à la fois. La haine et la rage, qui déforment certaines beautés, rehaussaient au contraire, celle de Mme Péan, ou, peut-être mieux, ces deux passions développaient chez cet être séduisant, une beauté nouvelle qui fascinait…

— Oh ! oui, je me vengerai… je me vengerai, rugit-elle sourdement, tant, et si bien que l’Histoire du monde en gardera l’éternel souvenir !

Et rudement elle marcha au timbre et le frappa d’un grand coup de marteau.

La soubrette reparut.

— Allez dire au porteur de ce message que je serai dans un quart d’heure à l’Auberge de France.

La servante s’inclina et sortit.

Mme Péan pénétra dans sa chambre à coucher et fit rapidement une toilette de voyage. Elle s’enveloppa de fourrure, dissimula une bourse bien remplie de pièces d’or, puis sortit par une porte masquée qui donnait sur l’arrière de la maison. Mais là elle parut se raviser avant de quitter tout à fait sa demeure. Elle sonna un gong près de la porte. Une autre servante accourut à l’appel.

— Si on s’informe de moi, dit la jeune femme, vous répondrez que je suis absente pour deux ou trois jours !

— Et si Monsieur…

— C’est ce que je vous prie de dire à Monsieur… interrompit durement, Mme Péan.

Et sans plus elle s’en alla.

Elle se trouva dehors, à l’arrière de l’habitation, dans une cour obscure qu’éclairaient quelque peu le clair d’étoiles et la blancheur de la neige. Cette cour séparait la maison des dépendances. La jeune femme se mit à marcher vers l’extrémité opposée de l’habitation en rasant le mur et en évitant de faire le moindre bruit. Comme on le pense, elle gagnait la partie de la maison habitée par LeQuesnel. Bientôt, en effet, elle s’arrêtait devant une fenêtre dont les volets clos laissaient passer un tout petit rayon de lumière. Mme Péan frappa doucement aux volets, et d’une certaine façon. Peu après, elle entendait qu’on ouvrait la fenêtre et elle voyait les volets s’écarter légèrement pour encadrer une figure d’homme… un homme dont il eût été difficile de définir l’âge, mais à coup sûr un homme d’âge mûr. Il se trouvait dans la fenêtre de son cabinet de travail, et c’était le sieur LeQuesnel.

— Oh ! Oh ! fit-il dans un murmure de surprise, C’est vous, chère amie ?

— Chut ! Chut ! monsieur, interrompit la jeune femme. Je vous attendais pour dix heures ce soir, comme il a été convenu, mais mon mari est chez nous… il ne s’est pas rendu à l’invitation qu’on lui avait faite.

— Alors, c’est vous qui venez…

— Non, non, vous interprétez mal… souffla rapidement Mme Péan. Écoutez, je suis pressée : je viens de recevoir un message qui m’appelle au Fort Jacques-Cartier auprès d’un mourant…

— Tiens ! c’est Foissan qui vous fait demander, je parie !

— Vous savez donc ?

— Je sais tout, puisque c’est à moi que le capitaine Chester est venu conter l’aventure.

— Ah ! ah ! en ce cas je n’ai pas d’explications à vous donner.

— Ainsi, vous allez au Fort ?