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LES TROIS GRENADIERS

De chatte taquine et amoureuse Mme Péan s’était subitement transformée en hyène féroce.

— Vous ne sortirez pas, répéta-t-elle sur un ton résolu et farouche. Car vous êtes un menteur, et vous n’aurez pas la chance de courir après Mademoiselle Deladier ! Car vous êtes un traître… car vous êtes un lâche, François Bigot ! Car, après bien d’autres insensées, je suis votre victime… une de vos nombreuses victimes ! Et de ces victimes, vous en avez faites en France, vous en avez faites aux Indes, pour le peu de temps que vous y fûtes, vous en avez faites en Acadie et, en Nouvelle-France depuis dix ans on n’en saurait calculer le nombre ! Je suis l’une d’elles ! Car j’étais belle et jeune, j’étais innocente et pure, j’aimais mon mari, je vivais heureuse, je croyais en Dieu ! Mais vous êtes venu, vous m’avez menti et je n’ai plus cru qu’en vous ! Vous m’avez trompée, et j’ai trompé à mon tour ! J’étais bonne, je suis devenue méchante ! J’étais vertueuse, je suis devenue ribaude ! J’étais loyale, je suis devenue traîtresse et traître… traître à mon Dieu, à mon pays, à mon roi comme vous ! Moi, immaculée jadis, je foule maintenant l’innocence à mes pieds ! J’ai bu à vos lèvres le fiel au lieu de ce miel que vous m’aviez promis de distiller ! J’aimais… mon âme chantait l’amour, et de vous j’ai acquis la haine… la haine qui foudroie et qui tue ! Ah ! vous m’avez promis une couronne de reine… reine de la Nouvelle-France… reine de toute cette immense Amérique ! Et je vous ai cru… je vous ai cru, moi que vous alliez jeter dans les bas-fonds ignominieux de l’esclavage ! Mais je vous ai cru parce que je vous voyais puissant ! Vous étiez ici le Roi et le Maître ! Tout vous obéissait ! Vous commandiez à tous ! Votre verbe caressant et autoritaire à la fois courbait les têtes les plus fortement dressées ! Les généraux ployaient l’échine devant vous ! Le vice-roi se soumettait à vos caprices ! D’ici vous pouviez commander au roi lui-même ! Vous domptiez ses ministres, et, je ne sais par quel prestige ou magie satanique, vous réussissiez à soumettre même une Pompadour ! Et alors d’un tel homme je m’enorgueillissais d’être la maîtresse ! Oh ! si j’avais su… Mais prenez garde, François Bigot ! Vous vous croyez le maître absolu en Nouvelle-France. mais vous ne l’êtes point ! Un marquis de Vaudreuil s’efface, de braves et courageux soldats vous redoutent, tout une population vous respecte, mais il est deux hommes que vous n’avez pu dompter et que vous ne dompterez pas, deux hommes qui vous dompteront vous qui avez dompté, deux hommes que je nomme… un Jean Vaucourt et un Flambard !

Bigot éclata de rire… Et cet homme était, si maître de lui-même, que pas une fibre de son visage n’avait tressailli durant toute cette tirade de la belle panthère.

— Deux hommes !… s’écria-t-il avec mépris. Allez les chercher, Madame !

Mme Péan poussa un hurlement qui n’avait rien d’humain.

— J’ai dit deux hommes, rugit-elle… mais il est aussi une femme…

Et soudain elle tira de son corsage une courte dague et se rua contre l’intendant…

La dague levée ne descendait pas : Bigot avait saisi la main qui la tenait. Il serra….

Mais à ce moment même tous deux s’immobilisèrent en entendant un grand vacarme s’élever par la maison. Ils prêtèrent l’oreille un moment sans changer leur posture. Puis, tout à coup, retentit un fracas terrible et une porte du boudoir vola en éclats… Un homme, chancelant, hagard, parut ! Et cet homme riait comme un démon et gesticulait comme un fou…

C’était Péan.

Il s’arrêta net à la vue de Bigot tenant le poignet de sa femme dont la main demeurait armée de la dague… Il éclata d’un rire monstrueux. Puis il fit deux pas, et brusquement et lourdement il s’affaissa sur le tapis où il demeura inanimé…

Bigot abandonna Mme Péan et marcha précipitamment vers son associé. Mais d’abord il eut soin de tirer une lourde draperie pour masquer la porte brisée et empêcher les serviteurs qui accouraient de voir à l’intérieur du boudoir. Cela fait, il se pencha sur Péan et se mit à le palper. Émue, tremblante, livide, et sa main toujours armée de la dague, Mme Péan s’était approchée pour se pencher aussi. L’intendant regardait Péan avec un sourire narquois et méprisant.

— Est-il mort ? demanda la jeune femme dans un souffle.

— Mort ? Oui mais ivre-mort… Voyez !

La jeune femme voulut se pencher encore, mais elle se redressa soudain avec