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LES TROIS GRENADIERS

que les plaisirs ne doivent pas exclure les affaires, et nous avons ce soir des choses graves à discuter.

— J’espère bien, émit Pénissault, que vous ne comptez pas donner dans les plans de Monsieur de Lévis ?

Au contraire, répliqua Bigot, j’y donne de tout esprit, car je me doute bien qu’il essuiera sous les murs de Québec, s’il ose s’y aventurer, la plus sanglante des défaites !

— Et il ne l’aura pas volée ! clama Cadet.

— Messieurs, intervint Deschenaux toujours avec un air sombre et avec cette autorité qu’il avait acquise sur les subordonnés de l’Intendant, il est à discuter des choses plus importante qu’une marche éventuelle de l’armée contre Québec… nous perdons notre temps !

— Tu as raison, mon ami, sourit l’Intendant. Laissons donc Monsieur de Lévis l’étude et l’élaboration de ses plans, et occupons-nous de ce qui se passe entre Ville-Marie et le Fort Jacques-Cartier.

— Au fait, cria Cadet… cet imbécile de Fossini qui a fait rater notre affaire avec le capitaine Chester !

— Pas du tout ! interrompit Deschenaux. Est-ce que Chester n’a pas payé ?

— Suis-je bête ? dit-il. Tu as raison, ami Deschenaux, et tant pis pour Chester et toute l’Angleterre : si nos braves clients n’ont pas eu leurs marchandises, qu’ils nous ont préalablement payées, nous ne pouvons que nous en laver les mains ! Au reste, est-ce que je n’ai pas à me rattraper avec Messieurs les Anglais ? Ne m’ont-ils pas escamoté deux navires dont l’un contenait quasi tout le breuvage dont débordait ma cave ? Et l’autre, ne contenait-il pas pour plus de six mille louis de belles et bonnes pelleteries ? Ah ! les rossards ! Et l’on vient me traiter de porc, moi ? Et eux donc… ne sont-ils point des…

— Bois… bois… Cadet ! interrompit Varin en éclatant de rire. Tu vas pleurer, mon ami…

— Silence, commanda Deschenaux. J’ai dit que nous n’avons pas de temps à perdre. Cadet, reprit-il, même si vous perdiez vingt mille livres, vous n’auriez pas sujet à vous plaindre, attendu que vingt mille livres ne sont qu’une bien petite somme d’argent mise en regard des immenses profits que vous avez faits avec les Anglais depuis l’été dernier. Et, à présent, que diriez-vous si je vous apprenais qu’il a été décidé de rembourser le capitaine Chester de ses deniers ?

— Avez-vous perdu le peu d’esprit qui vous restait, ami Deschenaux ? demanda Cadet que cette nouvelle frappait durement, lui qui n’aimait pas à lâcher un écu, à moins que tel écu ne lui apportât un plaisir quelconque.

— Pas du tout, riposta Deschenaux, croyez bien que ce peu d’esprit que j’ai et qui surpasse tout le vôtre me reste. Voyons, Monsieur l’Intendant, daignez donc instruire notre cher Cadet sur son catéchisme !

Vas-y toi-même, mon ami, répondit Bigot, quand tu y mets la peine tu sais donner une leçon.

— Soit. Écoutez donc, Cadet, reprit Deschenaux. Vous savez que Foissan a été arrêté au fort par cet aimable Flambard, et vous savez que le même Foissan va être passé en conseil de guerre. Vous savez encore que Maître Flambard est à Montréal et qu’il a déterminé M. de Vaudreuil à réunir le conseil au fort même. Mais ce que vous ignorez peut-être c’est que ce conseil de guerre n’est pas convoqué uniquement pour condamner Foissan, mais plus particulièrement pour dénoncer les opérations de notre Société et pour nous condamner à notre tour. Comprenez-vous la ruse de Maître Flambard que seconde le capitaine Jean Vaucourt.

— Eh ! ce maudit Flambard, cria Cadet, il ne se trouve donc nulle part une lame pour lui percer la langue et les yeux ?

— Que n’essayez-vous la vôtre, Cadet ? railla Pénissault.

— Hé ! qu’avez-vous à dire vous, Pénissault, riposta Cadet ! Comme beaucoup trop d’autres vous êtes plus prompt à donner un coup de langue qu’un coup d’épée !

— Laissez la dispute ! commanda Deschenaux. Vous comprenez de suite, Messieurs, la gravité de la situation : Foissan sera contraint ou amené de quelque façon à nous dénoncer, et sa déposition jointe à celle de la petite Deladier et celles de Marguerite de Loisel, de la femme de Vaucourt, de Vaucourt lui-même, de Flambard et de ses deux satellites, Pertuluis et Regaudin, et sans compter ce jeune imbécile qu’est le vicomte de Loys… oui tout cela mis ensemble nous devient un amoncelle-