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LES TROIS GRENADIERS

nés et clignotants. Puis il demanda aussitôt d’une voix de mauvaise humeur :

— Qui vient encore me déranger à cette heure ?

La voix de l’homme fit tressaillir terriblement la jeune fille, et, comme attirée par une curiosité puissante, cette dernière pencha avidement son visage devenu pâle vers la figure du prisonnier.

Et lui jeta une longue exclamation de surprise et se souleva à demi, murmurant avec la plus grande stupéfaction :

— Eugénie !… Eugénie !…

Et Mlle Deladier, non moins stupéfaite que le prisonnier, se redressait brusquement, faisait un pas en arrière et balbutiait :

— Le vicomte… le vicomte Fernand de Loys !…

— Eugénie Deladier !… murmurait encore le vicomte, comme s’il eût été l’homme le plus étonné du monde.

Et elle reculait encore… elle reculait comme devant une apparition monstrueuse, et balbutiait :

— Vous… vous ici !

— Oui, moi… vous le voyez bien, Eugénie ! Et croyez bien que votre surprise n’est pas plus grande que la mienne.

— Mais… bredouilla la jeune fille qui, perdant le sang-froid, perdait aussi la prudence… ce n’est pas vous que je…

— Oh ! Eugénie, interrompit le vicomte avec ardeur, dites-moi, êtes-vous un ange de délivrance ?

Et, tremblant, très pâle, de Loys soulevait ses poignets et les deux lourdes chaînes qui les retenaient captifs.

La jeune fille ne put répondre. Sa gorge était embarrassée. Son sein trépidait, et dans le tourbillon de ses pensées confuses elle essayait vainement de trouver la solution à ce problème qui, au lieu de Foissan, mettait le vicomte en sa présence. Et à la fin elle commençait à croire qu’elle faisait un rêve ni plus ni moins.

Et le vicomte, devant la bizarre contenance de Mlle Deladier, finissait par se sentir embarrassé. Tout de même, il put donner cette explication :

— Hélas ! oui, ma chère amie, c’est bien moi que vous trouvez ainsi enchaîné. Blessé à la bataille de Québec au mois de septembre, je suis tombé entre les mains de nos ennemis, Jean Vaucourt et Flambard. Pendant deux mois je fus séquestré en une misérable cabane de paysans, puis amené ici. Que veut-on faire de ma personne ? je l’ignore, car jamais je ne vois le capitaine ou le spadassin. Mes gardiens sont muets et ne veulent répondre à aucune de mes questions. J’ai essayé de les corrompre, en leur offrant une grosse somme d’argent pour leur faire transmettre un message à Monsieur l’Intendant qui, je le sais, pourrait me faire libérer. Mes gardiens sont incorruptibles. Oh ! ce que j’ai souffert ! Mais il faut croire que mes amis ont enfin appris ce qui m’est arrivé, puisque je vous vois là, Eugénie ?

Palpitante et comme éperdue, la jeune fille demeurait silencieuse.

— Ah ! Eugénie, je vous remercie d’être accourue à moi ! Et pourtant je suis bien indigne de votre pitié, moi qui n’ai pas su vous garder à moi comme un bien cher, comme un trésor précieux ! Vous me pardonnez… vous m’avez pardonné sans doute en apprenant mes infortunes ? Et moi je jure que je réparerai mes torts à votre égard ! Car je vous ai aimée profondément, Eugénie. Cet amour auquel je ne croyais pas alors, m’est revenu depuis que je suis prisonnier, et je vous le confesse humblement, il ne s’est pas passé de jour que je n’aie vécu avec votre souvenir adoré. Mais que voulez-vous ? j’étais jeune, je n’avais pas foi en la sincérité des femmes, et je vous pensais légère et inconstante comme toutes celles que j’ai croisées sur ma route. Je me suis trompé, je le sens bien aujourd’hui. Je vois bien qu’en dépit de mes fautes et de mon abandon vous êtes demeurée fidèle, vous, à notre amour. Oh ! quel bonheur vous m’apportez !…

La jeune fille écoutait ces paroles sans manifester d’autre signe que la stupeur, et une stupeur qui paraissait croître de moment en moment. Elle regardait avidement le vicomte comme pour sonder les sentiments intérieurs du jeune gentilhomme. Et elle semblait douter de la sincérité des paroles dites par de Loys, car cette captivité du jeune homme lui paraissait invraisemblable. Est-ce que de Loys ne jouait pas là quelque monstrueuse comédie ? N’était-elle pas la victime d’un piège ou l’objet d’une fantastique duperie ? Elle qui, sur les conseils de Bigot, avait voulu duper, n’était-elle pas elle-même dupe, et dupe de Jean Vaucourt ? Dupe de Flambard ? Dupe de la Péan ? Dupe même de l’Inten-