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LES CONTES DE NOS PÈRES.

tesse, mais de l’extase. Bertrand mit en Reine tous ses espoirs de bonheurs. Il l’aima comme savent aimer les natures d’élite, avec une tendresse de père, un culte de servant et un dévouement d’ami.

Nous l’avons dit, et le mot est à peine assez énergique : ce fut pour les deux frères un coup de foudre lorsqu’ils se virent rivaux. Roger fut frappé au cœur ; un monde de pensées navrantes fit irruption dans son cerveau ; il était jeune : il fléchit sous le poids de cette fatalité écrasante, inattendue ; l’angoisse de Bertrand fut plus mortelle encore, mais il soutint le choc. Les gens comme lui ne tombent qu’une fois ; c’est pour mourir.

Son frère était là, près de lui, renversé sur un siège, pâle, sans mouvement. À quelques pas, Mlle de Montméril, entourée d’un triple rang d’admirateurs, jetait au hasard ses sourires que l’on se disputait au passage. Son regard croisa celui de Bertrand, et tout aussitôt son sourire changea ; elle y mit des paroles, et le triple cercle tressaillit d’envie. Bertrand posa la main sur son cœur qui battait à soulever son uniforme ; puis, au lieu d’obéir au sourire qui était un appel, il salua gravement et se dirigea vers la porte.

Il était fils d’Adam. Avant de passer le seuil il se retourna. Le regard de Reine, perçant la foule, arriva jusqu’à lui et l’interrogea timidement.

— Avez pitié, mon Dieu ! murmura Bertrand qui fit un pas vers la jeune fille.

Mais son œil tomba sur le front pâli de Roger. Il refoula toute égoïste pensée, et souleva brusquement la portière derrière laquelle il disparut.

— Qu’a donc ce soir M. le baron de Keruau ? demanda le