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LES CONTES DE NOS PÈRES.

Le soir de ce jour, il faisait grande tempête en rivière de Rance. Vers dix heures avant minuit, la cloche de la tour résonna bruyamment. Jouvente mit sa tête à une fenêtre.

— Je suis chrétien et ne veux point tenter Dieu, dit-il ; passez votre chemin, mon bac ne prendra pas l’eau par cette terrible nuit.

— Descends, mon homme, répondit une voix brève et impérieuse.

— Je connais cette voix ! pensa Jouvente ; c’est celle de mon voyageur à l’écu d’or… Attendez à demain, ajouta-t-il tout haut.

— Demain, il sera trop tard. Descends, te dis-je… As-tu donc peur ?

Jouvente descendit. Le voyageur était en effet l’inconnu qu’il avait passé la veille. Une femme, qui cachait son visage derrière un long voile, s’appuyait à son bras et tremblait.

— Embarque ! dit l’inconnu.

— J’embarquerai parce que tu m’as défié, répondit Jouvente ; mais je veux voir ta figure.

— Tu la verras sur l’autre bord.

L’inconnu et la femme voilée entrèrent dans le bac que Jouvente poussa au large d’un vigoureux coup de pied.

La tempête faisait rage ; la Rance, grossie par le flux, avait de grandes vagues comme l’Océan. À peine lancé, le bac fut pris par le ressac et tressauta si violemment, que Jouvente lui-même crut qu’il allait se briser ; mais le bac était bon et Jouvente savait son métier. On franchit sans accident la ligne d’écume qui bordait la grève ; c’était un péril évité ; il en restait mille. La nuit était si sombre, que nul indice ne pouvait guider la marche du bac ; parfois seulement un éclair, déchirant le ciel au-dessus des montagnes de Saint-Suliac,