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RÉCITS DE L’ONCLE PAUL

le Nord et se rapprochent du soleil, laissez votre barque effleurer l’eau du Mississipi. Quand vous verrez deux arbres dont la cime dépasse toutes les autres cimes s’élever en face l’un de l’autre sur les bords du fleuve, levez les veux : l’aigle est là, perché sur le faîte d’un des arbres. Son œil étincelle dans son orbite, et paraît brûler comme la flamme ; il contemple attentivement toute l’étendue des eaux. Souvent son regard s’arrête sur le sol. Il observe, il attend. Tous les bruits qui se font entendre, il les écoute, il les recueille, il les distingue.

« Sur l’arbre opposé, l’aigle femelle reste en sentinelle ; de moment en moment, son cri semble exhorter le mâle à la patience. Il y répond par un battement d’ailes, par une inclination de tout le corps, et par un glapissement dont la discordance et l’éclat ressemblent au rire d’un maniaque ; puis il se redresse. À son immobilité, à son silence, vous le croiriez de marbre.

« Les canards de toute espère, les poules d’eau, les outardes, fuient par bataillons serrés que le cours de l’eau emporte : proie que l’aigle dédaigne et que ce mépris sauve de la mort. Un son que le vent fait voler sur le courant arrive enfin jusqu’à l’ouïe des deux brigands ; ce son a le retentissement et la raucité d’un instrument de cuivre. C’est le chant du cygne. La femelle avertit le mâle par un appel composé de deux notes. Tout le corps de l’aigle frémit ; deux ou trois coups de bec dont il frappe rapidement son plumage le préparent à son expédition. Il va partir.

« Le cygne vient comme un vaisseau flottant dans l’air, son cou, d’une blancheur de neige, étendu en avant, l’œil étincelant d’inquiétude. Le mouvement précipité de ses deux ailes suffit à peine à soutenir la masse de son corps, et ses pattes, qui se reploient sous sa queue, disparaissent à l’œil. Il approche lentement, victime dévouée. Un cri de guerre se fait entendre, l’aigle part avec la rapidité de l’étoile qui file ou de l’éclair qui resplendit. Le cygne voit son bourreau, abaisse le cou, décrit un demi-cercle, et manœuvre, dans l’agonie de sa crainte, pour échapper à la mort. Une seule chance lui reste, c’est de plonger dans le courant ; mais l’aigle prévoit la ruse : il force sa proie à rester dans l’air en se tenant sans relâche au-dessous d’elle et en menaçant de la frapper au ventre et sous les ailes. Cette profondeur de combinaison, que l’homme