Page:Fabre - Les Auxiliaires (1890).djvu/237

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
233
SUR LES ANIMAUX UTILES À L’AGRICULTURE

Traîné par un vieux âne éclopé, maigre et sourd.
Cet âne, harassé, boiteux et lamentable,
Après un jour de marche approchait de l’étable ;
Il roulait la charrette et portait un panier ;
Chaque pas qu’il faisait semblait l’avant-dernier ;
Cette bête marchait, battue, exténuée ;
Les coups l’enveloppaient ainsi qu’une nuée ;
Il avait dans ses yeux, voilés d’une vapeur,
Cette stupidité qui peut-être est stupeur.
Et l’ornière était creuse, et si pleine de boue,
Et d’un versant si dur, que chaque tour de roue
Était comme un lugubre et rauque arrachement ;
Et l’âne allait geignant, et l’ânier blasphémant ;
La route descendait et poussait la bourrique.
L’âne songeait, passif, sous le fouet, sous la trique,
Dans une profondeur où l’homme ne va pas.
Les enfants, entendant cette roue et ce pas,
Se tournèrent bruyants et virent la charrette.
« Ne mets pas le pavé sur le crapaud. Arrête !
Crièrent-ils. Vois-tu, la voiture descend
Et va passer dessus ; c’est bien plus amusant. »
Tous regardaient.
Tous regardaient. Soudain, avançant dans l’ornière
Où le monstre attendait sa torture dernière,
L’âne vit le crapaud, et triste, — hélas ! penché
Sur un plus triste, — lourd, rompu, morne, écorché,
Il sembla le flairer avec sa tête basse ;
Ce forçat, ce damné, ce patient, fit grâce ;
Il rassembla sa force éteinte, et, raidissant
Sa chaîne et son licou sur ses muscles en sang,
Résistant à l’ânier qui lui criait : « Avance ! »
Maîtrisant du fardeau l’affreuse connivence,
Avec sa lassitude acceptant le combat,
Tirant le chariot et soulevant le bât,
Hagard, il détourna la roue inexorable,
Laissant derrière lui vivre ce misérable.
Puis, sous un coup de fouet, il reprit son chemin.
Alors, lâchant la pierre échappée de sa main,
Un des enfants, — celui qui conte cette histoire, —
Sous la voûte infinie à la fois bleue et noire,
Entendit une voix qui lui disait : « Sois bon ! »

(Victor Hugo.)

Je finis ici l’histoire des auxiliaires, en répétant avec le grand poète : « Enfants, soyez bons ! » Soyez bons, si vous voulez