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ce n’est pas l’olfaction qui fait retrouver leur chemin aux fourmis, mais bel et bien la vue, car toutes les fois que je modifie l’aspect de la piste d’une façon quelconque, par les érosions du balai, le flux de l’eau, la verdure de menthe, le tapis de papier, le sable d’une autre couleur que le sol, la colonne de retour fait halte, hésite et cherche à se rendre compte des changements survenus. Oui, c’est la vue, mais une vue très myope pour laquelle quelques graviers déplacés changent l’horizon. Pour cette courte vue, une bande de papier, un lit de feuilles de menthe, une couche de sable jaune, un filet d’eau, un labour par le balai, et des modifications moindres encore, transforment le paysage ; et le bataillon, pressé de rentrer au plus vite avec son butin, s’arrête anxieux devant ces parages inconnus. Si ces zones douteuses sont enfin franchies, c’est que, les tentatives se multipliant à travers les bandes modifiées, quelques fourmis finissent par reconnaître, au-delà, des points qui leur sont familiers. Sur la foi de ces clairvoyantes, les autres suivent.

La vue serait insuffisante si l’Amazone n’avait en même temps à son service la mémoire précise des lieux. La mémoire d’une fourmi ! Qu’est-ce que cela pourrait bien être ? En quoi ressemble-t-elle à la nôtre ? À ces questions, je n’ai pas de réponse ; mais quelques lignes me suffiront pour démontrer que l’insecte a le souvenir assez tenace et très exact des lieux qu’il a une fois visités. Voici ce dont j’ai été témoin à bien des reprises. Il arrive parfois que la fourmilière pillée offre aux Amazones un butin supérieur à celui que la colonne expéditionnaire peut emporter. Ou bien encore la région visitée est riche en fourmilières. Une autre