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bourrée avec le pouce humecté de salive, et fumée religieusement. Depuis de longues heures, il y songe ; mais il s’est abstenu car le tabac est cher. Aussi la privation a-t-elle redoublé l’attrait, et pas une bouffée n’est perdue, revenant par intervalles réglés.

Cependant la conversation s’engage. Favier est, à sa guise, un de ces conteurs antiques qui, pour leurs récits, étaient admis à la meilleure place du foyer, seulement mon narrateur s’est formé à la caserne. N’importe, toute la maisonnée, grands et petits, l’écoute avec intérêt ; si sa parole est fortement imagée, elle est toujours décente. Ce serait, pour nous tous, vif désappointement s’il ne venait, le travail fini, faire sa halte au coin du feu. Que nous dit-il donc pour se faire désirer ainsi ? Il nous raconte ce qu’il a vu du coup d’État qui nous a valu l’empire abhorré ; il nous parle des petits verres distribués et puis de la fusillade dans le tas. Lui, m’affirme-t-il, visait toujours contre le mur ; et je le crois sur parole tant il me paraît navré, honteux, d’avoir pris une part, même très innocente, à ce coup de bandit.

Il nous raconte ses veillées dans les tranchées autour de Sébastopol ; il nous parle de sa panique lorsque de nuit, étant isolé aux avant-postes et blotti dans la neige, il vit tomber à côté de lui ce qu’il appelle un pot à fleurs. Cela flambait, fusait, rayonnait, illuminait les alentours. D’une seconde à l’autre, l’infernale machine allait éclater ; notre homme était perdu. Il n’en fut rien : le pot à fleurs s’éteignit paisiblement. C’était un engin d’éclairage lancé pour reconnaître dans les ténèbres les travaux de l’assaillant.