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gagé de préoccupation, c’est que si l’étude de l’art et de la littérature antique a donné à l’art et à la littérature moderne une forme plus sage, plus réservée, plus belle, si à d’autres époques elle a pu réveiller de sa tombe le génie des sociétés, elle a aussi retardé le développement des langues, elle a fait obstacle à la franchise de nos premières traditions, elle a étouffé sous l’imitation les germes des progrès, elle a transporté dans notre littérature une mythologie étrangère et des invocations étrangères, en sorte qu’on se demande à quelle date et en quel pays ont été écrits les chefs-d’œuvre d’un de nos plus grands siècles.

Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons, tout en déplorant ce résultat, reconnaître qu’il constate la supériorité de la littérature grecque. Elle porte en elle la puissance extérieure, la virilité gracieuse, les formes élégantes et souples, tous les élémens du beau ; elle profite habilement d’une langue mélodieuse et facile à manier, elle en double la puissance par une prosodie qui devient une seconde musique ; elle peint tour à tour avec des couleurs éclatantes et que les siècles nous ont transmises sans les altérer les plus grandes passions de l’homme, la colère, l’amour, la vengeance, le courage impétueux et la prudence habile ; elle crée des types et nous les transmet en un glorieux héritage que nous avons reçu d’elle sans oser l’augmenter ; elle est assez éloquente avec Tyrtée et Démosthènes pour armer des peuples et enfanter des victoires, assez large avec Homère pour se déployer dans les deux plus beaux poèmes de l’antiquité, assez gracieuse avec Anacréon pour laisser son nom comme un modèle, assez hardie et bondissante dans son allure pour célébrer avec Pindare les victoires des hommes et la gloire des dieux, leurs pères ; enfin si elle est froide, sévère, philosophique avec Aristote, au point de tout classer, de tout préciser et de dresser avec ordre le catalogue de la nature humaine, elle devient avec Platon devineresse de l’avenir, prophétesse illuminée, elle annonce ce soleil de vérité qui se lève à l’Orient.

Certes, c’est jouer un rôle illustre dans les annales de l’histoire humaine qu’avoir conservé à travers tant de siècles le droit de littérature-modèle par des titres si nombreux et si mérités. On lui reprochera bien peut-être, à cette poésie si vantée, de n’avoir jamais peint la tristesse des âmes malades et les souffrances de la poésie exilée sur la terre ; elle n’a eu nul écho de cette mélancolie mystérieuse qui nous est venue de l’Orient et du Nord ; elle n’a vu dans l’amour qu’un appétit grossier, et l’idée n’est point venue pour elle animer la chair : il lui a manqué en effet la foi à la Divinité et l’intelligence des qualités tendres du cœur. Mais les nouvelles sources de poésie devaient jaillir pour nous d’une religion nouvelle ; il y a dix-huit siècles que le christianisme nous les a révélées, et c’est à peine si de nos jours, tant a été grand et légitime l’empire de la littérature grecque, c’est à peine si quelques-uns de nos maîtres sont allés s’inspirer de ces sublimes enseignemens. Ainsi, nous ne pouvons le nier, nous sommes les fils de la Grèce par les idées qu’elle nous a données : elle a fait notre éducation ; nous lui devons nos hommages, nous lui devons de l’étudier avec respect et vérité. N’insultons pas notre mère ; et si quelque chose a manqué à son illustration complète, si cette antique et forte nature a toujours glorifié l’homme aux dépens de Dieu et la société présente aux dépens de l’humanité, n’oublions pas que c’était là le défaut des temps, et qu’il a fallu pour arriver aux idées qui lui manquent une religion nouvelle, c’est-à-dire une parole que Dieu a envoyée aux hommes.

Ernest Falconnet.