Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 1.djvu/483

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
DAN
482

veulent lutter contre la danse et contre les modes nouvelles.

Après avoir favorisé les fêtes païennes, on voulut les interdire. Les conciles de Laodicée (362-370), d’Agde (506), de Tolède (582), celui in Trullo (691) défendirent de danser. On n’en dansa pas moins dans les églises et jusque dans les cimetières d’où les fêtes baladoires ne furent définitivement bannies, en France, qu’après un arrêt du Parlement de Paris, en 1667. Mille ans après le concile de Tolède, l’évêque Ximenès rétablissait dans la cathédrale de cette ville l’usage des danses dans le chœur, pendant le service divin !… Le pape Grégoire III intervint tout aussi inutilement, ainsi que les écrivains religieux. Après avoir loué la danse en s’appuyant sur l’Écriture Sainte, en rappelant que David dansait devant l’arche, on la blâma en invoquant la même Écriture et l’histoire de Salomé qui dansa pour obtenir que Jean-Baptiste fût décapité. Jean Chrysostome condamna toutes les danses, disant qu’elles étaient des « pompes de Satan », Saint-Augustin prononça de même et les théologiens s’accordèrent pour déclarer que la danse « est une occasion inévitable de pêché et une pratique incompatible avec les pudeurs et les sérénités de la chasteté » (Vollet. La Grande Encyclopédie). On n’en vit pas moins, pendant longtemps, les plus hauts dignitaires de l’Eglise prendre part à des danses. Les grands prélats de la Renaissance italienne participaient à des fêtes où la danse était la partie la plus innocente du programme. Le pape Alexandre VI aimait les ballets où des femmes dansaient sans voiles et l’on a dit que sa fille Lucrèce, et ses autres enfants, y distribuaient des prix aux plus impudiques. Les cardinaux de Narbonne et de Saint Séverin dansèrent à Milan à un bal donné par Louis XII en 1501, et les pères du concile de Trente dansèrent aussi dans une fête qu’ils offrirent à Philippe II d’Espagne, en 1562. Nous n’en finirions pas de citer les interdictions de l’Église contre la danse et leur violation par les propres représentants de cette Église. N’oublions pas, à ce sujet, de rappeler la spirituelle « Pétition à la Chambre des députés pour les villageois que l’on empêche de danser », de P.-L. Courier, et terminons sur ce point en constatant qu’aujourd’hui, comme toujours, l’Église accommodante préfère que ses « fidèles » dansent plutôt que de les voir l’abandonner.

Le Christianisme ne fit pas davantage disparaître les formes de folie collective que le paganisme traduisit dans la danse. Non seulement il s’en accommoda et s’adapta à elles, mais encore il en aggrava l’aberration. Au détraquement des esprits provoqué par l’ancienne sorcellerie, il ajouta les formes nouvelles de désespoir d’une religion qui se présentait comme celle de la mort, qui méprisait la vie et ses joies, enseignait l’horreur de la chair qu’elle livrait aux macérations les plus répugnantes et menaçait les âmes, pour après la mort, des tortures infernales. Les malheurs des temps ne suffisaient pas aux peuples pour les accabler. Aux guerres, aux pillages, aux famines, à la peste qui ravageaient des régions entières, l’Église ajoutait l’épouvante de ses inventions maladives et faisait de Dieu une puissance si terrible que les pauvres hommes se retournaient vers le Diable pour trouver de la pitié et de la consolation. (Voir : sorcellerie). La révolte n’était-elle pas inutile ? Les « pastoureaux », les « jacques », les « gueux », avaient payé cruellement leurs soulèvements. L’Église encourageait la répression dont elle faisait son profit et elle brûlait Jeanne d’Arc en qui s’était incarnée la révolte populaire, révolte impie de ceux qui devaient rester éternellement courbés sous l’esclavage et la douleur.

Aussi, tous les égarements se mêlèrent-ils à la danse au moyen-âge. Il vit la danse des morts que n’avait pas connue l’antiquité, les rondes hallucinantes dans les cimetières, les trémoussements frénétiques d’une chienlit qui représentait, mêlés et confondus, le pape, le roi, le chevalier, la dame, le bourgeois, le moine, l’écolier,

le serf, le truand, la ribaude.

« La moralité de cette danse était l’expression populaire du désespoir universel et du sentiment égalitaire qui, malgré tout, subsistait dans les masses et se traduisait par la forme la plus satirique et la plus irrévérencieuse pour les autorités établies. C’était la revanche anticipée de tous les malheureux pillés, torturés, maltraités de toute manière » (La Grande Encyclopédie). L’art des peintres, des sculpteurs, des enlumineurs, a souvent représenté la danse des morts, ou danse macabre, sur les murs des églises et des cimetières, sur les manuscrits et les livres d’heures. Les plus célèbres de ces œuvres qui existent encore sont : la danse macabre de Berne, peinte de 1515 à 1520 par Nicolas Manuel ; celle du cloître de Saint Maclou, à Rouen, sculptée sur trente et un piliers ; la danse des morts de Bâle et les figures de la mort d’Holbein dont il reste des gravures. De nos jours, le musicien C. Saint-Saëns a composé, sous le titre Danse macabre, un poème symphonique sur des vers de H. Cazalis. Des écrivains qui se dévouent à l’effacement des trop noires réalités du passé ont prétendu que les danses des morts n’avaient jamais été dansées réellement. Les témoignages du contraire sont nombreux et aussi de choses pires nous allons le voir. Les Chroniques de Saint-Denis ont fait le récit des fêtes que Charles VI donna dans l’abbaye royale à l’occasion de l’enterrement de Duguesclin et du bal qui s’y déroula. « Trois jours, trois nuits, Sodome roula sur les tombes. Le fou qui n’était pas encore idiot, força tous ces rois, ses aïeux, ces os secs sautant dans leur bière, de partager son bal. La mort, bon gré mal gré, devint entremetteuse, donna aux voluptés un cruel aiguillon. Là éclatèrent les modes immondes de l’époque où les dames, grandies du hennin diabolique, faisaient voir le ventre et semblaient toutes enceintes. L’adolescence, d’autre part, effrontée, les éclipsait en nudités saillantes. La femme avait Satan au front dans le bonnet cornu ; le bachelier, le page, l’avaient au pied dans la chaussure à fine pointe de scorpion. Sous masque d’animaux, ils s’offraient hardiment par les bas côtés de la bête. Toutes ces grandes dames de fiefs, effrénées Jezabels, moins pudibondes encore que l’homme, ne daignaient se déguiser. Elles s’étalaient à face nue. Leur furie sensuelle, leur toute ostentation de débauche, leurs outrageux défis, furent pour le roi, pour tous, — pour les sens, la vie, le corps, l’âme, — l’abîme et le gouffre sans fond » (Michelet). En même temps que cette fête aristocratique se déroulait à Saint-Denis, des joyeusetés semblables étaient offertes au peuple, dans les rues de Paris, pour l’entrée d’Isabeau de Bavière. Enfin, Charles VI étant allé voir le pape à Avignon, Froissart a raconté les fêtes données à cette occasion ; roi et seigneurs, pape et cardinaux, « ne pouvaient se tenir… que toute nuit ils ne fussent en danses, en caroles et en esbattements avec les dames et damoiselles d’Avignon ».

Des foules de possédés se livraient aux danses des morts comme aux rondes du sabbat. Ils étaient pris du mal de Saint-Guy, « vésanie épidémique », dit le Dr P. Langlois dans la Grande Encyclopédie, « qui les faisait s’agiter quand ils étaient ensemble dans des monomanies dansantes et saltatoires ». Des vésanies semblables étaient celles des ardents, atteints du feu Saint-Antoine, et des flagellants : « Des populations entières partirent, allèrent sans savoir où, comme poussées par le vent de la colère divine, ils portaient des croix rouges ; demi-nus, sur les places, ils se frappaient avec des fouets armés de pointes de fer, chantant des cantiques qu’on n’avait jamais entendus » (Michelet). Un de ces cantiques, chanté par les frères de la Croix, à Poitiers, disait :

Or avant, entre nous tous frères,
Battons nos charognes bien fort,
En remembrant la grant misère
De Dieu et sa piteuse mort.