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de tout temps et partout, la source d’une partie des maux dont pâtissent les humains, l’Autorité, elle aussi, en tous lieux et toujours, fut génitrice de servitude et de misère. (Voir le mot Autorité.)

C’est pourquoi la lutte de classes telle que la conçoit et la pratique l’Anarchisme diffère sensiblement de la conception et de la pratique socialiste ou communiste.

Le Socialisme autoritaire (collectivisme et communisme) dit : « Il y a deux classes ; il y a la classe qui possède tout et celle qui ne possède rien ; la richesse de la première est faite de l’exploitation systématique et légale de la seconde. Détruire le régime capitaliste d’où procède cette exploitation et qui la fatalise, toute la question sociale est là. Il suffit que l’État, aujourd’hui au pouvoir des représentants de la classe exploitante soit conquis par les mandataires de la classe exploitée, pour que soit abolie la législation qui consacre et sanctionne cette odieuse exploitation. Une législation nouvelle, affirmant les droits imprescriptibles du Travail équitablement organisé mettra fin à la lutte des classes, par la disparition de la classe capitaliste ayant perdu toute raison d’être. »

L’Anarchisme réplique : « Il y a, en effet, deux classes dont les intérêts sont inconciliables ; et il est exact que, sur le terrain économique, cette division en classes capitaliste et ouvrière fatalise la criminelle exploitation de celle-ci par celle-là ; mais, sur le terrain politique, il y a également deux classes dont les intérêts s’opposent catégoriquement : la classe des gouvernants, et celle des gouvernés ; et cette division en classe gouvernante et en classe gouvernée fatalise l’abominable oppression de la seconde par la première. En conséquence, l’existence des classes antagoniques ne peut prendre fin que par la suppression du capitalisme générateur de l’exploitation, donc de la misère, et de l’État générateur de la domination, donc de la servitude. » (Voir classes (lutte des), Autorité, État Socialisme.)



Les adeptes de toutes les organisations, partis politiques, ligues et autres formations autoritaires font grief à l’Anarchisme de l’indépendance qu’il laisse à ses adhérents. Ils estiment que la force, l’influence et même l’autorité morale d’un mouvement d’ensemble se mesurent à la rigidité de la discipline qui y règne. Ils ne parviennent pas à comprendre que si, dans une formation à base autoritaire, qui possède des chefs attitrés, des porte-parole et des porte-drapeau reconnus, des règlements comportant obligations et sanctions, la discipline est chose nécessaire, puisque les uns dirigent, commandent et agissent en maîtres, tandis que les autres suivent, obéissent et se conduisent en serviteurs, il doit en être tout autrement dans un milieu libertaire. Encore moins peuvent-ils concevoir que cet esprit d’obéissance, ce respect et cette observation d’une discipline de fer seraient mortels à ce mouvement social, entièrement distinct de tous les autres : l’Anarchisme. Les admirateurs béats de la discipline croient à la nécessité, pour des individus animés du même esprit, et se dirigeant vers le même but, de suivre la même route, de s’y presser en rangs compacts, d’y marcher du même pas, de ralentir ou d’accélérer la marche au même commandement, de faire halte au même moment, de fredonner, pour s’entraîner, les mêmes refrains, de tout faire sur ordre, en application des mêmes règlements, sans tolérer le moindre écart, la plus légère infraction à la sacro-sainte discipline.

Qu’ils apprennent, ces « agenouillés », que ce qui fait la force véritable et l’étonnante fécondité de

l’Anarchisme, c’est la faculté octroyée à chaque compagnon de penser, de vouloir et d’agir à son heure et selon sa conscience. Sur le fond même de la doctrine communiste libertaire, il n’y a pas, il n’y a plus de discussion. Principes, méthodes, ligne de conduite, but à réaliser, moyens à employer, on peut dire que sur tous ces points essentiels l’accord est fait, l’entente est établie.

Mais la vie est constamment mouvementée ; elle est essentiellement variable et changeante ; elle s’oriente vers le même but, mais elle poursuit sa course par des voies nombreuses ; elle est comparable à un cours d’eau large et profond, charriant un volume d’eau colossal se dirigeant vers l’Océan.

Tantôt il ne forme qu’un seul courant, toutes eaux réunies, tantôt il se divise en une infinité de bras se conformant aux dispositions du sol sur lequel ces bras roulent ; ici le courant est lent ; là, il est rapide ; ici il traverse la plaine et ailleurs la vallée.

Tel est l’Anarchisme considéré comme Vie ; il s’adapte aux nécessités du moment ; il s’accommode du contraste des tempéraments et de la diversité des esprits ; il ne repousse a priori rien de ce qui n’est pas déraisonnable ; il permet, que dis-je, il encourage toutes les initiatives ; il stimule toutes les innovations ; il favorise et, quand il y a lieu, seconde tous les exemples ; sa curiosité toujours en éveil recherche incessamment des améliorations, des perfectionnements ; constamment en quête de nouveaux arrangements, de modes de vie plus facile, de formes plus élevées et plus souples de l’Entente, l’Anarchisme c’est la Vie évoluant sans cesse.

On ne saurait trop le répéter : il répudie le dogme intangible, indiscutable, immobile ; il est la pensée toujours vérifiable et modifiable, la pensée constamment en marche, la pensée sans cesse soumise au débat et au contrôle. J’ai dit que c’est à l’absence de toute discipline imposée qu’il convient d’attribuer, en grande partie, à l’Anarchisme sa force de rayonnement, sa puissance de développement et sa remarquable fécondité. Ne faut-il pas, en effet, qu’il puise dans ces vertus mêmes d’indépendance la vigueur qui lui a permis de résister à la plus féroce persécution et de se fortifier en dépit de l’extrême pauvreté des moyens dont il dispose ? Qu’on y réfléchisse : Si les anarchistes avaient lutté hier, s’ils pouvaient lutter aujourd’hui à armes égales contre leurs adversaires, s’ils avaient eu et s’ils avaient comme et autant que ceux-ci, la liberté de parler, d’écrire, de se réunir, de se grouper, de propager librement leurs doctrines ; s’ils avaient, comme les Autoritaires, disposé et s’ils disposaient de la presse, de l’école, de la caserne, de la sacristie, de l’atelier, du magasin, de la rue, des ressources financières, des influences multiples dont disposent les bourgeois, leur victoire serait, à l’heure actuelle, un fait accompli. Mais ils ont toujours été, ils sont, ils seront toujours une poignée ; ils n’ont jamais eu, ils n’auront jamais ni places, ni faveurs, ni argent, ni influences, ni relations, ni aucun de ces moyens d’action dont leurs ennemis sont abondamment pourvus ; ils n’ont rien à offrir à leurs adeptes, et sur ceux-ci ont plu, pleuvent et pleuvront toujours, à pleins torrents, injures, calomnies et persécutions. Dans ces conditions, l’Anarchisme aurait dû être écrasé cent fois ; pour qu’il ne succombe pas, pour que, envers et contre tout et tous, il ne disparaisse pas, pour que ses militants résistent et survivent, il a fallu : et la justesse de leurs conceptions et la sublimité de leur Idéal, et la souplesse de leur tactique, et l’intrépidité de leur attitude, et l’inébranlable fermeté de leurs convictions.

Sébastien Faure.